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Georges Pompidou face à la mutation économique de l'Occident, 1969-1974 - Conclusions

Colloque tenu au Conseil économique et social, les 15 et 16 novembre 2001, sous la direction d'Éric Bussière, professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne. 

Actes publiés aux PUF, octobre 2003, 418 p.

 

Conclusions du professeur Georges-Henri Soutou

Remarquons d'abord que l'ensemble de notre colloque a montré combien on a eu raison de parler de la «mutation économique de l'Occident», et pas de la «crise», comme on le fait pourtant souvent. Pratiquement toutes les communications ont évoqué en effet une série de problèmes, allant du système monétaire international à l'énergie en passant par la sidérurgie et l'informatique ou l'automobile. Ces problèmes étaient apparus dès les années 1960, ils avaient certes été aggravés par les deux chocs des années 1971-1973, le «choc Nixon» et le «choc pétrolier». Mais, contrairement à la perception de beaucoup de contemporains, ces problèmes et ces chocs n'ont pas débouché sur une crise proprement dite mais plutôt sur une transformation de l'économie mondiale, des restructurations, des mutations qui annonçaient un changement d'époque. Ces années sont dynamiques et nullement marquées par la passivité. Ceci est capital pour notre compréhension du long terme : les années de la présidence de Georges Pompidou correspondent au début de la mise en place du monde actuel, de la série de phénomènes que l'on qualifie de façon très ramassée de «mondialisation». Autant dire que nous n'avons pas fini d'épuiser les conséquences de la mutation entamée alors.

Ceci est capital également pour comprendre la stratégie économique du président Pompidou : sans pouvoir évidemment tout prévoir, il saisit parfaitement l'importance décisive du tournant et ne se contente pas de réagir au coup par coup pour gérer l'économie française, mais prend en compte les forces profondes à l'oeuvre dans cette mutation de l'économie mondiale. Les archives des collaborateurs de l'Élysée, déposées aux Archives nationales, et les archives orales constituées par l'Association Georges Pompidou, massivement utilisées par les auteurs des communications, montrent à quel point le Président lui-même est impliqué dans cette politique.

Bien entendu son action économique n'a pas commencé en 1969 : souvent les auteurs des communications ont été amenés à remonter jusqu'en 1962, car les forces qui explosent au début des années 1970 étaient déjà à l'oeuvre auparavant et Georges Pompidou, déjà comme Premier ministre, avait pleinement conscience de la nécessité d'approfondir et d'accélérer la modernisation et l'ouverture sur le monde de l'économie française, dont le général de Gaulle avait d'ailleurs fait l'un des axes de son action dès 1958. Et cet incontestable pragmatique a en même temps, c'est une des grandes leçons du colloque, une stratégie globale fondée sur un diagnostic lucide de l'état économique de la France (avec ses faiblesses, surtout après 1968, mais aussi ses potentialités) et du monde.

Devant l'européisation et même la mondialisation croissantes des problèmes économiques, la stratégie de Georges Pompidou se déroule en effet sur trois voire quatre plans. Tout d'abord bien entendu au niveau national ; mais aussi au niveau européen (et en particulier dans le cadre des relations franco-allemandes); au niveau atlantique (et de façon privilégiée entre la France et les États-Unis) mais aussi au niveau mondial : Georges Pompidou n'oublie ni le bloc soviétique ni le Tiers Monde, qu'il convient d'engager progressivement dans les flux économiques mondiaux (en ce qui concerne l'URSS et l'Europe de l'Est, il voit également dans cet engagement un puissant facteur de libéralisation politique).

Beaucoup de communications ont retrouvé ces différents niveaux : pour les questions monétaires, Georges Pompidou se rallie à un système propre aux pays européens mais sans abandonner l'espoir d'une réforme du système monétaire international en accord avec les États-Unis. De même pour les problèmes commerciaux, où à ses yeux le développement du Marché commun ne doit pas exclure la possibilité d'une entente avec les États-Unis. De même pour l'atome, où il souhaite construire une usine d'enrichissement avec l'Allemagne mais se tourne vers la filière américaine à l'uranium enrichi pour développer la production d'électricité. Mais, dans chaque cas, la coopération internationale doit pouvoir s'appuyer sur un effort français interne de modernisation et de développement.

C'était un schéma profondément gaullien : toute la politique du Général avait consisté à vouloir mettre une France réformée et renforcée en mesure de prendre la tête de l'Europe occidentale afin de rééquilibrer les États-Unis (et l'URSS), tout en pouvant se faire entendre à Washington (et à Moscou) justement parce qu'elle parlait au nom de l'Europe. Et en retour un dialogue privilégié avec Washington (et Moscou) devrait donner à la France plus de poids vis-à-vis de ses partenaires européens. De Gaulle pensait pouvoir accroître le poids spécifique relativement faible de la France en la plaçant de façon incontournable à l'intersection de différents cercles : le cercle atlantique, celui de l'Europe communautaire, celui de l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, celui de l'Afrique, au-delà celui du Tiers Monde.

La contribution de Georges Pompidou a été d'étendre cette stratégie des cercles du domaine de la politique internationale à celui de l'économie. Le sommet des Açores avec Nixon, au cours duquel le Président français parle aussi au nom de l'Europe, en est un exemple éclatant. La France, selon lui, tirera le meilleur parti de ses moyens et de ses efforts en participant activement aux différents niveaux de l'économie mondiale (y compris, je vais y revenir, en direction de l'URSS et du Tiers Monde). Ses interventions publiques, les réunions qu'il préside, les annotations qu'il rédige témoignent toutes de ses efforts incessants pour pousser ministres, hauts fonctionnaires et industriels à s'engager en Europe et dans le monde, bien au-delà des limites de l'Hexagone.

En même temps, Georges Pompidou pratique un gaullisme rationalisé, pragmatique. L'exemple de la Grande-Bretagne est éclairant : en effet il accepte son entrée dans la CEE, à la différence de son prédécesseur. D'ailleurs, dès 1962 il avait clairement estimé qu'il ne serait pas possible de la maintenir indéfiniment en dehors du Marché commun, à cause de l'attitude des Cinq partenaires de la France : la Grande-Bretagne allait bloquer de l'extérieur le développement de la Communauté, ce qui s'est passé effectivement. En même temps, lorsqu'il a accepté son adhésion, l'effort de redressement accompli après le choc de 1968 avait permis un rééquilibrage entre l'économie française et la britannique, et l'on ne risquait plus de voir la Grande-Bretagne prendre la tête de la CEE, ce qui avait été la crainte du Général.

Même pragmatisme avec les États-Unis : il améliore considérablement les relations avec eux dès son arrivée au pouvoir, il ne rompt jamais avec eux, malgré les tensions croissantes à partir de 1973 (système monétaire international, commerce mondial, exportations de capitaux américains, choc pétrolier) et malgré les pressions de ceux qui voudraient le voir prendre alors une attitude intransigeante envers Washington. Il sait en effet parfaitement que pour les hautes technologies et les grandes questions économiques la France a besoin de collaborer avec l'Amérique au moins autant qu'avec l'Europe. Sans parler de la nécessité fondamentale de maintenir l'union de l'Occident. Conseillé dans cette double démarche en particulier par Édouard Balladur, à l'époque secrétaire général de l'Élysée, Georges Pompidou résiste certes à la volonté de Henry Kissinger de donner aux États-Unis les moyens de s'immiscer en permanence dans les problèmes internes de la CEE, mais en même temps il prépare une formule de compromis acceptable pour les deux rives de l'Atlantique, qui sera reprise dans la Déclaration d'Ottawa de l'Alliance atlantique, en juin 1974. Prévoyant des consultations réciproques sur tous les sujets d'intérêt commun, y compris dans le domaine économique, cette Déclaration sera l'expression d'un compromis raisonnable entre les États-Unis et la CEE qui restera efficace jusqu'à la fin de la Guerre froide et même par la suite [1].

En même temps la stratégie économique de Georges Pompidou ne se résume nullement à un économisme, à un quelconque primat des préoccupations commerciales, contrairement peut-être à certaines idées reçues. Son action économique internationale est étroitement intégrée à sa politique extérieure. Il sait qu'à un certain niveau, à notre époque, projet économique et social intérieur, projet économique international et projet de politique extérieure sont forcément étroitement liés. Cela se confirme au niveau général de son action, car le développement économique et la modernisation de la France constituent la base et la condition de sa capacité d'action dans le monde, et inversement la politique extérieure du pays doit aussi favoriser son développement économique et commercial. Cela se confirme également dans les différents dossiers: s'il tient tant à développer des projets de coopération industrielle avec la RFA, c'est aussi pour mieux l'arrimer à l'Europe et à l'Occident, à l'époque d'une Ostpolitik dont les conséquences ultimes l'inquiètent. S'il tient tant à trouver des compromis en matière économique avec Washington, c'est aussi parce qu'il veut maintenir un minimum de cohésion politique occidentale dans la Guerre froide. S'il tient tant à développer les liens industriels et commerciaux avec l'URSS, c'est aussi pour soutenir sa politique envers ce pays et, encore plus profondément, parce qu'il est persuadé que le développement des relations économiques Est-Ouest devrait contribuer un jour à un processus de libéralisation du système soviétique.

Des différentes communications il ressort que dans son action économique internationale Georges Pompidou était guidé par un certain nombre de préoccupations essentielles, que l'on retrouve dans tous les dossiers. D'abord assurer à la France un large accès aux matières premières (et ce, bien avant 1973). Par exemple l'URSS l'intéresse parce qu'il y voit des réserves considérables de gaz et de cuivre. Aussi parce qu'il cherche à diversifier les sources d'approvisionnement énergétique de la France, tout en suivant de très près les dossiers algériens et africains ainsi que du Moyen-Orient. La politique des matières premières, du pétrole et du gaz jusqu'à l'uranium (avec les projets et réalisations ambitieux de André Giraud) est l'un des axes principaux. Deuxième axe : pousser les grandes sociétés françaises (et il s'y emploie avec une considérable énergie) à se mettre au niveau international, en particulier à travers toute une série de restructurations. Sa conception de l'économie est déjà globale. Dans le domaine des hautes technologies, il souhaite collaborer avec les Européens et les Américains, mais sur un pied d'égalité : la France doit garder la maîtrise de ses échanges, ne pas se transformer en sous-traitant.

Aux grandes constructions théoriques internationales il préfère les réalisations concrètes, qui unissent des sociétés autour de projets précis. Cela rejoint en particulier sa conception très pragmatique de la construction européenne : seul l'établissement progressif de solidarités effectives franco-allemandes et européennes, en particulier dans le domaine des grands projets industriels et technologiques et au-delà des constructions théoriques et du mythe de l'intégration, pouvait selon lui la faire progresser.

Enfin Georges Pompidou, certes défenseur sourcilleux et très gaullien de l'indépendance nationale, interprétait celle-ci de façon moderne : il n'était pas question d'en faire une idole et de la pousser jusqu'à l'aberration économique. Le choix d'une filière électro-nucléaire américaine plutôt que de la filière française est un exemple connu, mais il y en a eu bien d'autres. D'autre part, Georges Pompidou, outre une stratégie d'ensemble, suivait dans ces questions un certain nombre de règles tactiques. D'abord les communications (et aussi les images d'archives) qui ont été présentées au colloque, ainsi d'ailleurs que tant de comptes rendus de conseils restreints et d'annotations de la main du Président, montrent chez celui-ci une maîtrise considérable des dossiers. Ensuite il tenait compte de l'état de la société française après le choc de Mai 1968 : il estimait qu'il faudrait quatre ans pour absorber celui-ci. En particulier il semble bien que l'on se résignait à un minimum d'inflation pour éponger les conséquences de la crise.

Il devait également tenir compte des débats internes de politique française : les Centristes et les Républicains indépendants, qui font partie du «trépied» de la majorité présidentielle, sont très partisans d'une amélioration des rapports avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, ainsi que d'une grande prudence en matière fiscale. L'épisode de la hausse des droits de succession à l'automne 1968, à laquelle il avait fallu renoncer immédiatement, était présent à toutes les mémoires. D'autre part en matière monétaire tout un courant (Raymond Aron en était l'un des représentants les plus connus) plaidait en faveur des taux de change flottants : le flexibilisme était aussi l'option de milieux influents en France, pas seulement des Américains. Là aussi le Président devait en tenir compte.

D'ailleurs son pragmatisme l'éloignait de toute théologie monétariste. Ce qu'il reprochait essentiellement à la politique monétaire américaine, c'était qu'elle donnait aux firmes des États-Unis la possibilité de racheter à bon compte des sociétés européennes, sans payer leur pleine valeur. On a vu l'importance de cette préoccupation dans la politique de restructuration de l'industrie française. Il était également inquiet des conséquences de mouvements spéculatifs de capitaux. Mais il n'était pas obsédé par des considérations d'orthodoxie monétaire en soi.

Dans la gestion des dossiers, Georges Pompidou privilégiait la réunion de conseils restreints (plus de quarante consacrés aux questions économiques); il utilisait à fond les structures étatiques, les grands corps de l'État, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir son réseau, y compris chez les dirigeants des grandes entreprises publiques et privées, toute une série d'interlocuteurs qu'il connaissait bien et dont il écoutait volontiers les conseils, et qui sont apparus dans différents exposés. Son orientation était pour l'époque assez libérale, tout en veillant à ce que les industriels subventionnés respectent les indications de l'État. Ce mélange de libéralisme, de réalisme et d'utilisation raisonnable des particularités très étatiques du système économique français l'a conduit dans l'ensemble à faire de bons choix industriels : la filière nucléaire, Eurodif, Airbus, Ariane. Il avait incontestablement le sens de ce qui pouvait marcher.

Mais le pragmatisme et l'attention portée aux dossiers les plus précis ne nuisaient nullement à la capacité de vision à long terme, et à une grande liberté d'esprit. Le Président était capable de se dégager des schémas de pensée habituels, des idées reçues de son temps, y compris dans les milieux gouvernementaux et administratifs français, pour aller aux réalités. Aux exemples donnés lors de ce colloque j'en ajouterai deux. En matière de politique agricole commune, il ne pratiquait aucun fétichisme. À différentes reprises il déclara à des interlocuteurs américains, y compris à Kissinger, qu'il était prêt à envisager une réforme de la PAC et à conclure un accord avec les principaux pays exportateurs de céréales afin de mieux tenir compte des conditions du marché. En effet la PAC avait conduit à adopter, à la demande de Bonn, des prix élevés pour les céréales, prix dont les producteurs français n'avaient pas besoin et qui profitaient surtout à l'agriculture allemande. D'autre part, la CEE subventionnait des exportations de blé vers la Chine et l'URSS : la concurrence entre pays producteurs occidentaux sur ces deux marchés leur coûtaient cher. Georges Pompidou ne cachait pas qu'il était disposé à un accord dans ce domaine avec Washington, accord qui serait bénéfique pour la France comme pour les États-Unis [2].

Autre exemple, celui-là à propos du système monétaire international : à la conférence des Açores, Georges Pompidou se montra plus accommodant que ne l'avait été de Gaulle et n'exigea nullement un retour des États-Unis à l'étalon de change-or. Comme il l'écrivit à Nixon le 4 février 1972 :

«Lors de nos entretiens des Açores, j'avais bien compris qu'il ne pouvait pas être question de la convertibilité intégrale de votre monnaie (c'est-à-dire le retour à la convertibilité en or, la thèse française antérieure), mais je m'étais permis de vous indiquer que si vous acceptiez de contrôler les mouvements de capitaux, de mettre au point un système permettant de consolider les balances dollar et aussi de défendre votre monnaie en l'échangeant, le cas échéant, contre d'autres devises, les balances dollar mises à part cela signifiait pratiquement une convertibilité de monnaie à monnaie.» [3].

Ce qui intéressait Georges Pompidou ce n'était pas l'étalon-or en soi, mais la discipline dans la gestion de la balance des paiements américaine, le contrôle d'exportations de capitaux excessives et non gagées sur des valeurs réelles qui permettaient de racheter des entreprises européennes sans vraiment les payer, la défense par tous les participants, y compris les États-Unis, de taux de change stables sur lesquels on se seraient mis d'accord. La formule que proposait le Président, certes à l'opposé du «benign neglect», n'était pas réactionnaire : elle revenait à supprimer l'or comme base du SMI et, en moins dirigiste, elle n'était pas si éloignée de celle que Keynes avait en vain tenté de faire adopter à Bretton Woods en 1944 [4].

En même temps Georges Pompidou sut comprendre très vite que sa formule n'avait aucune chance d'être acceptée par les Américains. On était parfaitement conscient à Paris de ce que l'accord du Smithsonian de décembre 1971 avait de fragile et de provisoire. Un conseil restreint eut lieu le 7 février 1972 sur les questions monétaires. Valéry Giscard d'Estaing exposa la situation: ou bien on faisait fonctionner vaille que vaille l'accord du Smithsonian, ou bien on profitait de la crise pour franchir une nouvelle étape dans la voie de l'Union économique et monétaire européenne. Pompidou exprima avec beaucoup de force sa préférence pour la deuxième solution, car la première reviendrait à «admettre que les États-Unis dirigent la politique économique et monétaire mondiale». À partir de ce moment-là, Pompidou avait franchi un pas décisif : finalement, pour résister à l'emprise du dollar, un accord européen était plus important que de forcer la monnaie américaine à rester dans le cadre de parités fixes. Ce retournement conceptuel ouvrait la voie à l'accord monétaire européen de 1973 [5].

 

De façon générale, notre colloque a clairement montré à quel point Georges Pompidou avait compris que l'on se dirigeait inéluctablement vers la mondialisation de l'économie. Cette conviction guide ses exhortations aux grandes entreprises, mais aussi aux PME et de façon générale à la société française, pour qu'elles s'adaptent aux temps nouveaux. Elle guide également dans bien des secteurs, y compris celui de l'enseignement, les actions de la Présidence pour mettre le pays au niveau des nouvelles conditions économiques. Elle guide aussi la politique européenne : Georges Pompidou est persuadé que dans certains domaines (atome, espace, aviation, grands projets comme Fos-sur-Mer) une réponse franco-allemande ou européenne est seule à la mesure des nouveaux défis.

Ajoutons une tonalité générale qui se dégage de nos travaux : Georges Pompidou, profondément libéral sur le plan politique, l'était également sur le plan économique, plus en tout cas que la plupart de ses contemporains et si on tient compte des conditions de la France de l'époque. En particulier on a bien vu se dégager le rapport qu'il établissait entre le Plan et la nécessaire liberté des acteurs économiques.

Peut-on tenter un bilan? La France a vécu longtemps par la suite (parfois encore aujourd'hui) sur les décisions prises à l'époque. Le bilan est largement positif en ce qui concerne la modernisation et l'industrialisation du pays. Malgré la mutation économique de l'Occident, le choc Nixon, le choc pétrolier, la France est sortie des cinq années de présidence de Georges Pompidou sur le plan économique, avec une croissance supérieure durant cette période à celle de ses voisins, croissance voulue spécifiquement par le Président (au prix même d'une certaine inflation) pour absorber le choc de 1968 et pour gagner les quatre ans nécessaires pour une mise à niveau qui permettrait à Paris de se faire entendre de façon efficace au niveau européen et au niveau atlantique.

On a su associer l'industrie française et les grands corps techniques de l'État : le nucléaire, le pétrole, les industries de pointe sont des exemples connus, et on évoque des noms comme ceux d'André Giraud, Jean Blancard, Marcel Boiteux. On a tiré tous les avantages d'un modèle de développement mixte encouragé et largement conduit par l'État qui correspond aux caractéristiques de l'économie et de la société françaises depuis le XIXe siècle. C'était un processus d'industrialisation différent de ceux d'autres pays occidentaux, mais adapté aux particularités nationales: le seul libéralisme, dans les années 1970, n'aurait pas suffi, car les entreprises françaises n'étaient pas assez puissantes dans le nouveau contexte mondialisé. On peut même penser que c'est à l'époque de Georges Pompidou que cette économie mixte a donné les meilleurs résultats : parce qu'elle a alors échappé au colbertisme et au mélinisme et a été plongée, largement aussi par la volonté du Président, dans un bain mondial. Aux motivations classiques de ce système mixte (militaires, politiques et sociales depuis le XIXe siècle), à la volonté de reconstruction rapide du pays qui dominait tout en 1945, Georges Pompidou a ajouté une dimension réellement économique dans un cadre qui tenait compte du début de la mondialisation. L'économie n'était plus seulement au service des objectifs de puissance de l'État ou l'enjeu des débats politiques et sociaux, elle acquérait sa pleine dignité et toute son importance dans la hiérarchie des tâches nationales. Pas que Georges Pompidou ait cédé à un quelconque économisme : mais il savait que désormais la puissance économique n'était plus seulement un moyen mais constituait par elle-même un domaine capital de la vie des Nations. Les considérations proprement économiques n'étaient plus subordonnées à des préoccupations politiques, quand celles-ci n'étaient pas vraiment indispensables ou raisonnables. Le choix de la filière américaine pour l'électro-nucléaire en est l'exemple classique.

En même temps Georges Pompidou n'abandonne pas les préoccupations politiques et géopolitiques quand elles sont justifiées, voire vitales. Dans le domaine de l'énergie, par exemple, l'État est présent, comme le montre les dossiers complexes concernant le gaz et le pétrole. Il n'est pas question que la puissance publique n'intervienne pas dans des domaines dominés par des groupes anglo-saxons très puissants, et par des États qui pourraient exercer sur les sociétés françaises, si elles restaient livrées à elle-même, toutes les pressions.

Bien entendu le bilan comporte des points faibles. Par exemple les limites sociales rencontrées par l'accélération de l'industrialisation, comme on l'a vu dans l'industrie automobile. D'autre part le grand projet politico-économique d'une France jouant tout son rôle dans une Europe organisée, qui elle-même collaborerait sur un pied d'égalité avec les États-Unis, n'a été que très partiellement réalisé. Même si en 1973-1974 la vision d'une Europe organisée est de plus en plus présente dans la pensée et l'action du Président. En particulier les problèmes monétaires n'ont pas été réglés comme l'aurait voulu Georges Pompidou, c'est-à-dire en réformant certes le système de Bretton Woods pour lui permettre de fonctionner sans que les États-Unis n'en tirent des avantages indus mais tout en maintenant des parités fixes et en évitant les transferts erratiques de capitaux. Cependant on a vu de façon éclatante et à partir de sources américaines inédites à quel point il était impossible de rallier Washington à cette conception. Quant à l'Allemagne, elle est très divisée sur ces questions et son gouvernement est d'abord préoccupé par l'Ostpolitik. Malgré tous ces efforts, le Président n'arrive pas à la fixer, à l'engager sur un ensemble de dossiers industriels et sur une coopération monétaire totalement conforme à ses vues.

Certes, le système de Bretton Woods, même réformé, ne pouvait sans doute pas être sauvé. Ce qui pouvait l'être, au niveau européen, l'a été grâce au «serpent». Aurait-on pu le faire plus tôt, en suivant tout de suite les Allemands dans la voie du flottement conjoint? Cette démarche comportait deux inconvénients : le risque de tomber dans une dépendance par rapport au mark insupportable pour l'économie française, et tous les dangers d'un abandon d'un système monétaire international organisé autour de parités de fixes et de règles pour les transferts de capitaux. Cet abandon était probablement inévitable, mais les inconvénients étaient clairs. Moins peut-être pour le commerce international, qui sut trouver des parades, contrairement à ce que l'on craignait à l'époque, que pour les mouvements anarchiques de capitaux dont nous n'avons pas fini d'épuiser les conséquences, pas toutes positives et multipliées depuis les années 1970 par une mondialisation financière anarchique et une dérégulation dont le choc de Nixon de 1971 a sans doute marqué le départ.

On comprend que le Président Pompidou, tout en étant décidé à ce que la France participe pleinement à la mutation économique de l'Occident, ait voulu la prémunir contre certaines de ses conséquences en tentant de maintenir un minimum de discipline et de cohésion dans un cadre d'ensemble européen et si possible occidental. Si on relit la déclaration «De l'identité européenne» adoptée, à la demande initiale de la France, au sommet européen de Copenhague le 14 décembre 1973, on voit en effet à quel point, pour Georges Pompidou, sa politique économique était liée à un projet global européen, mais aussi occidental et mondial profondément humaniste.

[1] G.-H. Soutou, «Le président Pompidou et les relatiosn entre les États-Unis et l'Europe»,Journal of European Integration History/Revue d'Histoire de l'intégration européenne, 2000, vol. 6, n°2.

[2] Ibid.

[3] AN, 5AG2/1021.

[4] G.H. Soutou, op. cit.

[5] G.H. Soutou, «L'atittude de Georges Pompidou face à l'Allemagne», dans J.R. Bernard, F. Caron, M. Vaïsse et M. Woimant (dir.), Georges Pompidou et l'Europe, Actes du colloque organisé par l'Association Georges Pompidou les 25 et 26 novembre 1993, Bruxelles, Complexe, 1995, 691 p.