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«Un politique : Georges Pompidou». Conclusions

Colloque tenu au Sénat, les 25 et 26 novembre 1999, sous la direction de Jean-Paul Cointet, Bernard Lachaise, Gilles Le Béguec et Jean-Marie Mayeur.Actes publiés aux PUF, août 2001

 

Georges-Henri SOUTOU, « Conclusions », dans COINTET, Jean-Paul, LACHAISE, Bernard, LE BÉGUEC, Gilles, et MAYEUR, Jean-Marie (dir.), Un politique : Georges Pompidou, Paris, PUF, 2001, p. 393-?

Mots-clés : Constitution de 1958, Gaullisme, Mouvements gaullistes, Opposition, Portrait de Georges Pompidou

Voir le colloque

 

Conclusions du professeur Georges-Henri Soutou

Ces journées si riches ont permis de constater un large accord entre les historiens et les grands témoins et de dégager un certain nombre de points forts, outre une masse considérable d'informations précieuses. Tout d'abord sur le plan de la méthode de travail en histoire très contemporaine: on a pu recourir pour la préparation de ce colloque à la fois aux archives orales, c'est-à-dire aux interviews de témoins et d'acteurs recueillis par l'Association Georges Pompidou, et aux archives écrites. Or ces deux types de sources s'éclairent réciproquement : les témoignages permettent de mieux comprendre les documents, ceux-ci permettent de poser aux témoins des questions plus pertinentes. En effet, grâce à l'impulsion de mon prédécesseur à la présidence du Conseil scientifique de notre association, François Caron, grâce au travail des chargés de recherche mis à la disposition de celle-ci par l'Éducation nationale, grâce aux témoins qui ont accepté de consacrer du temps à ce projet, un impressionnant corpus d'archives orales a été réuni, à partir d'entretiens menés selon des règles méthodologiques précises, fondées sur la préparation minutieuse de canevas aussi complets que possible.

Les communicants ont ainsi bénéficié à la fois de cet ensemble considérable d'archives orales ainsi que des archives écrites versées par les collaborateurs de Georges Pompidou aux Archives nationales, qui en assurent la conservation ainsi que la mise à la disposition des chercheurs, avec leur efficacité habituelle. Ainsi un travail de fond considérable a pu être mené par les différents intervenants que nous avons entendus. Grâce à tout cela, grâce à cette symbiose entre les différents types de sources, qui a permis que ces recherches échappent à un excès d'abstraction théorique, grâce au travail d'impulsion et de coordination de mes collègues Jean-Paul Cointet, Bernard Lachaise, Gilles Le Béguec et Jean-Marie Mayeur, nous avons vu revivre non seulement «un politique», mais un homme en politique, Georges Pompidou dans son action mais aussi avec sa personnalité.

Le premier apport de notre colloque, et je pense ici en particulier aux communications de Bernard Lachaise et Frédéric Turpin, c'est de nous avoir permis de prendre conscience de l'étendue et de la profondeur du réseau d'amitiés gaullistes, dans tous les milieux du gaullisme, constitués par Georges Pompidou dès 1945. En 1962, son arrivée à Matignon n'est pas en fait aussi surprenante qu'on l'a souvent cru à l'époque : de Gaulle savait parfaitement ce qu'il faisait, en choisissant un homme qui se trouvait au centre de gravité des différents courants du gaullisme. En effet, même sans avoir adhéré au RPF, Georges Pompidou était tout à fait intégré au cercle étroit des «barons», grâce à la confiance du Général et à son rôle comme chef de cabinet. Membre de fait donc du groupe dirigeant du RPF, il restera très proche de ce milieu même après son départ pour la Banque Rothschild en 1953. Ses réseaux et cercles d'amis, dans lesquels le monde politique occupe une place nettement plus importante que les milieux culturels, contrairement à une impression fréquente, lui seront fort utiles en 1958 et de nouveau à partir de 1962.

Bernard Lachaise a souligné l'intérêt, pour cette recherche, des carnets d'adresses et des agendas de Georges Pompidou. Ils permettent de mesurer l'étendue de ces relations, y compris dans les milieux administratifs et économiques. On peut se demander ici d'ailleurs si l'un des apports essentiels de Pompidou au gaullisme n'a pas été ce lien précoce avec les milieux économiques, qui fait apparaître l'épisode Rothschild comme faisant bien partie de sa trajectoire profonde et pas comme un accident. Il y a là toute une dimension très importante, une préparation en profondeur qui annonce 1962 et même 1969, ainsi que la connaissance approfondie des mécanismes mais aussi des milieux économiques dont témoignera toujours le futur Premier ministre et Président.

Un deuxième grand apport de notre colloque est constitué par tout ce que nous avons appris sur la gestion du mouvement gaulliste par Georges Pompidou, gestion qui dénote un véritable stratège politique et un tacticien de premier ordre. La communication de Gaetano Quagliariello décrit le parcours évidemment très particulier de l'ancien Président, qui n'est pas celui d'un militant traditionnel et en particulier qui n'est pas passé par le suffrage universel avant d'accéder aux sommets de l'État. Elle montre, par exemple, comment Georges Pompidou a su maîtriser ses problèmes constants avec les gaullistes de gauche, qui lui reprochent un libéralisme économique à leurs yeux excessif : il a contenu cette fronde permanente, en 1962-1965, en rappelant sans cesse que le problème le plus urgent était de consolider le régime.

D'autre part cette communication montre également comment, à partir des élections présidentielles de 1965, le destin politique de Georges Pompidou commence à acquérir son indépendance par rapport à celui du Général. Le médiocre résultat obtenu par ce dernier persuade le Premier ministre que le problème est désormais de parvenir à projeter le gaullisme au-delà de son fondateur pour l'asseoir dans la durée, dans les institutions et dans toutes les structures du pays. Sa gestion des élections de 1967 correspond à cette conviction. D'où la nécessité de renouveler et d'ouvrir le mouvement, de ne pas rester dans le cercle des anciens combattants du gaullisme. D'où le rôle propre de Georges Pompidou lors de la crise de mai-juin 1968. D'où sa candidature en 1969, pourrait-on ajouter. Citons ici une lettre du nouveau Président à Philippe de Saint Robert le 10 juin 1969, qui confirme cette interprétation :

«[...] Mon ambition est d'essayer de fonder sur des réalités solides, économiques, sociales, humaines, la poursuite d'une certaine politique qui ne se soutenait jusqu'ici que grâce au prestige d'un homme. Je vois mal ce que quelqu'un d'autre pourrait faire, dès lors que cet homme s'est retiré, dès lors que de toute manière son retrait était inscrit dans les faits pour un avenir plus ou moins proche. - J'aurais préféré attendre, soyez-en sûr.»[1]

M. Quagliariello souligne cependant qu'après 1969 Georges Pompidou aura parfois du mal à contrôler le parti gaulliste. Ressouder celui-ci derrière le Président fut, selon lui, l'un des enjeux majeurs de la mise à l'écart de Chaban-Delmas, outre bien sûr les divergences croissantes entre les deux hommes; mais ensuite Chaban-Delmas aurait repris en 1973 le contrôle du parti. D'autres participants au colloque paraissent penser en revanche que Georges Pompidou ne rencontra pas de problème particulier dans la gestion de ses rapports avec l'UDR. C'est encore un domaine qui appelle, à mon avis, des recherches supplémentaires et qui demande être à la fois développé et nuancé. Dans le domaine de la politique extérieure par exemple, les archives montrent que Georges Pompidou était soumis à la pression constante des milieux gaullistes les plus sourcilleux qui n'approuvaient guère certaines évolutions qu'il estimait nécessaires parfois avant même 1969 et qu'il dut imposer (par exemple l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, un certain recentrage de la politique envers Moscou comme envers Washington, et, très discrètement, à l'égard d'Israël).

Un autre exemple de la perspicacité stratégique et de l'habileté politique de Georges Pompidou nous est donné par ses rapports avec l'UJP. François Audigier nous fait le récit de ceux-ci : en se rapprochant de l'UJP en 1967 avant les assises de Lille, qui doivent recomposer le parti gaulliste conformément à ses vues, le Premier ministre d'alors coupe l'herbe sous le pied des gaullistes de gauche. En même temps il se sert de l'image de jeunesse projetée par l'U.J.P. pour renouveler le parti et en prendre le contrôle. Et on constate que ce sont les assises de l'UJP à Strasbourg en avril 1969 qui ont véritablement lancé la dernière étape du parcours de Georges Pompidou vers la présidence.

Un autre aspect bien mis en valeur dans notre colloque, et très neuf, est celui de l'homme politique de terrain, très attentif et précis, y compris dans les détails de l'administration et de la politique quotidiennes. Véronique Pradier nous montre l'action de Georges Pompidou dans le Cantal, très développée et méticuleuse, essentielle parce qu'elle lui a permis, dans son parcours politique atypique, de recevoir une forme d'«onction» démocratique par l'élection à l'Assemblée. Mais essentielle aussi parce qu'elle lui a permis de donner «l'image d'un politique incarnant l'équilibre tant recherché entre tradition et modernité», équilibre capital pour lui étant donné son programme pour la France et son électorat, et qui en outre répondait à ses convictions les plus profondes.

Très révélatrice également l'étude de Philippe Nivet sur la vie politique à Paris. On y voit la volonté du Président Pompidou de suivre de très près celle-ci, ainsi que sa conviction que la capitale doit continuer à être soumise à un statut particulier, car il ne serait pas admissible qu'un pouvoir municipal s'y oppose à l'État. Sans compter le risque de voir une majorité de gauche en prendre le contrôle. Cette étude sur Paris est d'autre part très révélatrice des tensions politiques de l'époque, y compris au sein de la majorité. On pourrait ajouter un épisode que révèlent les papiers des collaborateurs de Georges Pompidou déposés aux Archives nationales : celui de la construction de la nouvelle ambassade de l'URSS dans le XVIe arrondissement. Le Président dut s'engager à fond et à plusieurs reprises pour faire accepter un projet dont les élus municipaux de Paris ne voulaient pas mais qui était important dans le contexte des rapports franco-soviétiques et qui était la condition de la construction (indispensable) d'un nouvel immeuble pour l'ambassade de France à Moscou. Rien ne peut mieux illustrer l'opposition potentielle entre Paris comme municipalité et Paris comme capitale, du point de vue de Georges Pompidou.

Mais l'espace politique de Georges Pompidou allait au-delà du gaullisme. Tout d'abord ses origines intellectuelles d'avant-guerre et ses premières sensibilités politiques l'avaient porté au départ vers une gauche modérée, républicaine et pacifiste, comme le montre Emmanuel Naquet. Il lui en resta une compréhension intellectuelle et personnelle pour d'autres courants que celui de la famille gaulliste. Certes, l'élargissement du gaullisme à la notion de «majorité présidentielle» correspondait à sa stratégie de base pour assurer la survie de l'héritage du Général en «l'ancrant dans les profondeurs de la France modérée», selon l'expression de Gilles Le Béguec, et d'autre part son habileté tactique se déploya également vers les Républicains indépendants et les centristes. Mais au-delà de la stratégie et de la tactique il faut voir dans cette volonté d'élargissement aussi l'expression d'une réflexion en profondeur sur la France contemporaine, sa vie politique et sa société. Que l'on relise pour s'en convaincre par exemple le dernier chapitre duNœud gordien.

Gilles Le Béguec et Muriel Montero ont analysé de la façon la plus précise et la plus complète les rapports entre Georges Pompidou et les modérés et les centristes, en particulier le CDP, ainsi que leur évolution fine de 1962 à 1974. Ils confirment tout à fait l'importance cruciale pour lui de ces rapports. En même temps bien entendu il s'agit aussi de relations dialectiques : en effet si la majorité présidentielle est un trépied, elle comprend pour Georges Pompidou un «gros pied», le gaulliste. Le rapprochement avec les centristes et les modérés, une fois de plus, doit assurer la pérennité des institutions et des grandes orientations de la Ve République, auxquelles modérés et centristes doivent se rallier plus qu'ils ne peuvent, à mon avis, les influencer. Le volume duJournal de l'Élysée de Jacques Foccart consacré aux années 1969-1971 me paraît à ce sujet très éclairant. D'autre part en ce qui concerne par exemple le domaine si important de la politique extérieure et européenne, on se rend compte que Georges Pompidou reste très fidèle aux orientations fondamentales du gaullisme; les satisfactions qu'obtiennent les centristes, comme l'acceptation de la candidature britannique à la CEE, correspondent à des concessions aux partenaires européens auxquelles Paris, de toute façon, ne pouvait pas échapper. Tout au plus pourrait-on dire que Georges Pompidou procède à une incontestable rationalisation de la politique étrangère de son prédécesseur, en en éliminant les excès peu réalistes, comme dans les rapports avec Washington. Mais la vision du monde de Georges Pompidou reste celle d'un gaullisme certes rationalisé et modernisé, en particulier avec une attention particulière portée aux problèmes économiques; elle n'est pas la même, fondamentalement, que celle des centristes. Le refus total, en matière européenne, de toute évolution même vaguement supranationale en apporte la preuve.

Néanmoins, après avoir marqué les limites de l'ouverture il convient d'en souligner la réalité. Odile Rudelle nous permet de restituer cette volonté d'ouverture dans la culture politique de Georges Pompidou, tout entière marquée par la dialectique entre la tradition (n'a-t-il pas préfacé des pages choisies de Taine?) et la modernité; l'Histoire ne se divise pas, on ne peut pas choisir arbitrairement son point de départ, il faut assumer l'héritage; en même temps la réconciliation civique des Français se fera autour d'un projet rassembleur de modernisation du pays, qui passera en particulier par la recherche d'une parité de mode de vie établie entre ruraux et citadins.

Mais ce projet modernisateur, certes sincèrement et profondément perçu par son auteur comme rassembleur, est aussi une arme politique contre la Gauche. Gilles Morin nous montre comment il sert à renvoyer les hommes de gauche «au rôle de ci-devants, voire de réactionnaires, de revenants de la IVe République». En même temps Georges Pompidou sait utiliser la menace politique que représente la Gauche à partir de son rassemblement en 1965 pour imposer une réorganisation du mouvement gaulliste et préparer l'après-gaullisme. Particulièrement complexes sont ses rapports avec le PCF : bien entendu c'est largement contre la menace «des communistes et de leurs alliés» (expression caractéristique en ce qu'elle relativise les socialistes) qu'il fonde la majorité présidentielle et certes il ne se fait aucune illusion quant au PCF ou au communisme en général (sur lequel un expert comme Georges Albertini renseignera régulièrement l'Élysée à partir de 1969[2]); en même temps en 1968 il utilise indirectement, de façon purement tactique, les communistes, par le biais de la CGT, pour tenter de ramener l'explosion insaisissable du mois de mai dans le cadre d'une crise sociale plus classique et donc gérable [3]. On pourrait dire brutalement que la prééminence du PCF à gauche, que Georges Pompidou souligne volontiers lui-même, on l'a vu, facilite l'éclosion et le maintien de la majorité présidentielle modérée. Des faits comme la consigne d'abstention du PCF au deuxième tour des élections présidentielles de 1969 ou encore les rapports très dialectiques entretenus par Georges Pompidou avec l'URSS (qui représente pour lui un danger grave mais en même temps un contrepoids face à l'Allemagne et avec laquelle des rapports fermes mais aussi bons que possible doivent favoriser le maintien d'un rôle indépendant de la France dans le monde) contribuent à la complexité de l'attitude de Georges Pompidou envers le communisme. À ses yeux bien sûr celui-ci était néfaste et d'ailleurs condamné à terme, et il le rejetait absolument, sans aucune de ces tentations de connivence qui étaient fréquentes à l'époque, mais, en attendant, il pesait de tout son poids en France et dans le monde et on devait en tenir compte sur le plan tactique.

Il est clair que cette stratégie politique face à la Gauche établie sur la prééminence du PCF sur les socialistes devenait moins opératoire à partir du moment où ces derniers, à partir de 1971 et du Congrès d'Épinay, reconstruisaient leur parti, entamaient le long parcours du rééquilibrage de la Gauche et jouaient à leur tour la carte du modernisme, comme Gilles Morin le souligne très justement. En même temps évitons ici toute déformation des perspectives chronologiques : en 1971 et encore en 1974 le PS était encore loin de représenter la force politique qu'il deviendra dans la deuxième moitié des années soixante-dix.

D'autre part à l'heure présente, où les préoccupations sociales et écologiques ont pris un si grand poids, il faut faire un effort de remise en situation historique pour comprendre le projet modernisateur économique et social de Georges Pompidou tel qu'il se présentait à l'époque et pour éviter à son sujet tout anachronisme. C'est tout l'intérêt de la contribution de Sophie Chauveau sur la naissance de la politique contractuelle. Elle permet de mieux comprendre la tension entre Georges Pompidou, qui depuis son passage à Matignon souhaite le développement d'une politique sociale contractuelle mais compatible avec l'état de l'économie, et Jacques Chaban-Delmas, qui accorde la priorité à la transformation de la société. En même temps Georges Pompidou ne peut pas réduire la politique sociale à la seule politique contractuelle (Sophie Chauveau montre bien que les accords de Grenelle, sous le poids de l'urgence de la crise politique, ressortissent d'une gestion assez traditionnelle des accidents sociaux). Il ne le désire d'ailleurs pas : la mensualisation par exemple est à ses yeux une très importante réforme qualitative, car elle assure l'intégration sociale par le haut en supprimant sur un point essentiel la distinction entre ouvriers et employés, mais elle se situe en dehors du cadre de la politique contractuelle.

En même temps on comprend dans ce contexte les réticences du Président face à la «Nouvelle Société» : celle-ci paraît moins urgente que la modernisation de l'économie, qui est en outre étroitement liée à la place de la France dans un monde où se développent les grands contrats industriels et commerciaux, qu'elle rate souvent (c'est l'une des obsessions de Georges Pompidou) à cause de l'insuffisance de sa base économique. Sur le plan social, la «Nouvelle Société» paraît moins déterminante que le développement de la province et de la France rurale (rappelons-nous les conditions d'existence de celle-ci encore dans les années soixante). De Mai 1968 Chaban-Delmas avait retenu qu'il fallait changer la société, Pompidou qu'il fallait de toute urgence développer le pays. D'autre part, il était conscient du fait que le niveau de vie de catégories entières de la population était encore si bas que pour elles les concepts sophistiqués véhiculés par la «Nouvelle Société» n'avaient pas beaucoup de sens.

Mais bien entendu l'inscription des institutions de la Ve République dans la durée, y compris la prééminence présidentielle, constitue un axe essentiel de notre colloque, exploré par Didier Maus, Pierre Avril, Noëlline Castagnez-Ruggiu et Anne Leboucher-Sebbab. Il est clair que l'affirmation définitive de la prééminence du Président, que Georges Pompidou avait rigoureusement respectée à Matignon (jusque dans les détails de sa gestion, par exemple en réduisant la fréquence des conseils de Cabinet tenus en dehors du Général) constitue la toile de fond de son différent avec Chaban-Delmas. En particulier il avait accepté pour son compte, et il imposa à Chaban-Delmas, le principe, que ne prévoit pas l'article 8, selon lequel le Premier ministre se retire quand le Président le souhaite, même s'il n'a pas été victime du vote d'une motion de censure. La contribution de Georges Pompidou, aussi bien comme Premier ministre que comme Président, à la lecture présidentialiste de la Constitution a donc été essentielle : le Premier ministre est l'interprète de la volonté du Président, son intermédiaire avec la classe politique, le chef de la majorité, le chef de campagne au moment des élections. On peut même dire qu'il a poussé le présidentialisme plus loin que ne l'avait fait son prédécesseur, comme le montre la multiplication des conseils restreints à l'Élysée, en particulier sous Pierre Messmer, comme le montre aussi le maintien du Parlement dans un rôle étroitement limité, malgré quelques tentatives peu convaincues d'assouplissement. Comme il n'avait pas la même stature historique que le Général, il devait par la force des choses institutionnaliser davantage le présidentialisme.

En revanche sa contribution a été plus hésitante et inaboutie pour l'autre grande question posée par la Constitution : que se passe-t-il quand il y a désaccord fondamental entre le Président et l'Assemblée? Pour le Général la réponse était claire : la dissolution, comme en 1962, ou si elle ne paraissait pas opportune le référendum, suivi par la démission du Président en cas d'échec (comme en 1969) ou une combinaison des deux comme au fond en 1962. Mais Georges Pompidou était de toute évidence réticent à l'égard du référendum (je vais y revenir) : en 1968 il détourna le Général de son projet initial de recours direct au peuple et fit adopter à la place la dissolution; en 1969 il n'était pas du tout favorable au référendum voulu par le Général; en 1972, il en fit certes un, mais peu concluant et qui me paraît avoir relevé davantage d'une manœuvre tactique pour tenter de diviser la Gauche que d'une inspiration vraiment gaullienne.

En même temps la dissolution risquait de ramener une majorité hostile au Président : les élections de 1967 étaient restées comme un souvenir cuisant et celles de 1973 avaient été précédées dans la majorité d'alors de beaucoup d'inquiétude, ce que l'on a tendance à oublier aujourd'hui. D'autant plus que la contribution de Georges Pompidou à la rationalisation du parlementarisme français en parlementarisme majoritaire a été absolument déterminante, dès 1962 et ensuite à l'Élysée, avec la notion de majorité présidentielle. Elle a d'ailleurs indirectement contribué, avec l'élection du Président au suffrage universel, au rapprochement socialo-communiste et donc à la polarisation gauche-droite et à la perspective d'une alternance politique tranchée. Georges Pompidou avait donc de lui-même diminué la capacité politique du Président, considéré comme étant au-dessus des partis, de manœuvrer avec une Assemblée à la majorité indécise ou changeante, possibilité, si on regarde bien les choses, tout à fait prise en compte par la constitution de 1958 et à laquelle je pense que le Général avait songé et qu'il avait d'ailleurs dans une certaine mesure pratiquée avant 1962. En effet l'ambiguïté de la Ve République, déjà sensible chez de Gaulle, est accrue avec son successeur : le Président est à la fois l'incarnation du pays dans son ensemble, comme ses prédécesseurs des Républiques précédentes, mais il est de plus en plus le chef d'une majorité et lié en fait à son sort. De Gaulle, pour des raisons historiques, avait pu ruser avec cette réalité, Georges Pompidou ne le pouvait pas.

D'où la volonté de ramener le mandat présidentiel à cinq ans, comme celui des députés : dans cette nouvelle logique et si on ne souhaitait pas développer la procédure du référendum (la notion et la pratique de la «cohabitation» entre le Président et une majorité parlementaire de couleur politique différente me paraissent avoir été proprement impensables encore à cette époque) c'était sans doute pour Georges Pompidou le seul moyen de renforcer le Président face à l'Assemblée et de tenter d'échapper à la plus grande difficulté posée par la Constitution de 1958.

Que l'on me permette pour terminer quelques remarques. Peut-être notre colloque scientifique n'a-t-il pas suffisamment insisté sur les tensions et déchirures de l'époque, juste après la guerre d'Algérie, en 1968, durant les années suivantes marquées par une agitation sociale d'une rare violence en cette époque de fascination pour les différents courants du marxisme. Georges Pompidou mena un dur combat politique et eut sa part des attaques, il suffit de relire la presse de l'époque. Ni les médias, ni l'Université n'auraient à l'époque, à certaines exceptions près, analysé l'importance de son rôle et de sa contribution à l'histoire du pays comme nous venons de le faire.

Sur le plan politique, Georges Pompidou sut amarrer la Ve République, après une série de crises exceptionnelles et en succédant à une personnalité exceptionnelle. Sa personnalité politique s'est développée parallèlement à l'érosion lente de la popularité et de l'autorité du Général dans les profondeurs du pays, dont on connaît les étapes : 1963, la grève des mineurs; 1963-1967, le plan de stabilisation et ses répercussions économiques et sociales négatives; en mai 1968, le doute atteint la masse de la France modérée, alors que les notables informés étaient de plus en plus réticents à partir de 1965-1966 (la sortie de l'OTAN et la politique envers l'URSS y contribuèrent). Georges Pompidou fut en situation historique de répondre à ses doutes et à ses attentes. D'une part pleinement gaulliste, plus qu'on ne le pensait souvent à l'époque, il prolongeait la philosophie profonde du Général, en particulier sur le couple tradition/modernité, sur le refus du conservatisme des puissances d'argent, sur le rôle de la France dans le monde et ses conséquences en matière institutionnelle et économique.

Mais en même temps il sut proposer aux Français un gaullisme rationalisé, ramené à son essence permanente, sans les impulsions soudaines et parfois déroutantes du Général. Un gaullisme inscrit dans la durée pour survivre à son fondateur. Bien sûr on lui reprocha (en particulier les gaullistes de gauche) d'avoir, en acceptant le fait majoritaire et la polarisation qu'il induit, sacrifié le rapport direct que le Général voulait entretenir avec le Peuple, au-delà de la Droite et de la Gauche et d'avoir ainsi trahi l'inspiration du gaullisme. Mais on peut voir dans cette évolution autre chose : la réinscription du gaullisme dans une tradition républicaine, éloignée de cette tentation plébiscitaire qui n'est pas séparable de la rhétorique d'une prétention politique métapartisane et à laquelle n'avait pas échappé, par exemple, le R.P.F. Ajoutons que cette polarisation était aussi le fait de la Gauche et des réalités de la société politique française. Et à mes yeux c'est ainsi, en renouant avec une tradition républicaine qui correspondait d'ailleurs à sa culture politique, que Georges Pompidou conforta l'héritage du gaullisme et paracheva un équilibre institutionnel modernisé que l'on recherchait en vain depuis les années trente et sur lequel, vaille que vaille, nous vivons encore aujourd'hui.

Mais en même temps Georges Pompidou n'était pas seulement un héritier : il avait sa personnalité propre et il a laissé sa marque distincte dans notre histoire. En particulier il a associé, dans une combinaison rare, une approche pragmatique de l'action politique et un projet inspiré par une vision d'ensemble de son temps. Il avait lui-même indiqué à Alain Peyrefitte, en souriant bien sûr et avec son humour habituel, ce qui le différenciait du Général :

«Quand vous avez une idée, vous voulez qu'elle se réalise, même si la réalité ne s'y prête pas. Vous avez le même type d'esprit que le Général... Moi, je suis fait autrement. J'attends qu'une occasion se présente et je la saisis quand elle vient. Le Général prétend qu'il est un empirique. C'est inexact. Il est un volontariste, il veut imprimer sa volonté à la réalité, quitte à obtenir un effet contraire à celui qu'il attend, parce que la réalité ne s'y prête pas. L'empirique, c'est moi.» [4]

Mais l'empirique avait aussi un projet d'ensemble et une réflexion sur les grandes questions de son temps : le marxisme, son poids dans le monde et en France mais aussi son échec fondamental qu'il avait prévu avant bien des experts; et ses interrogations permanentes sur les problèmes économiques et sociaux des sociétés industrielles modernes, avec leurs opportunités mais aussi leurs dangers, y compris telle ou telle forme de totalitarisme. Son action politique, en France mais aussi en politique extérieure, ne se comprend, au-delà des circonstances et des nécessités tactiques, que par rapport à sa perception tragique du Nœud gordien.

[1.] Ph. de Saint Robert, Le secret des jours, J.C. LAttès, 1995, p. 33.

[2.] L. Lemire, L'homme de l'ombre. Georges Albertini 1911-1983, Balland, 1990.

[3.] G. Pompidou, Pour rétablir une vérité, 1982, p. 188 sqq.

[4.] A. Peyrefitte, C'était de Gaulle, de Fallois/Fayard, 1994, t. 1, p. 499.