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Discours de Pierre Toubert, Président du Jury

Attribution du prix Georges Pompidou à Pierre Daix

8 décembre 2003

Mesdames, Messieurs,

Cher Pierre Daix,

Je suis vraiment heureux de l'occasion qui m'est offerte, Cher Pierre Daix, de vous conférer au nom de tous les membres du jury le prix Georges Pompidou 2003. Je suis aussi heureux d'avoir, comme président du jury, à exposer brièvement - selon l'usage -, quelques-unes des raisons qui ont guidé notre choix.

Au départ de ce dernier, bien sûr, il y a ce magnifique ouvrage sur Picasso, trente ans aprèsque vous venez de publier aux Editions Ides et Calendes. Mais ce livre invitait, par le sous-titre même que vous lui avez donné - «trente ans après» - à reconnaître en lui le point d'aboutissement d'une longue aventure intellectuelle, riche de trois décennies de recherche sur - et autour de - Picasso; presque quatre à vrai dire selon mes calculs qui intègrent dans le décompte ces années 1960, décisives dans vos relations avec Picasso et décisives aussi - mais j'y reviendrai -, pour le regard que Picasso lui-même a été amené à porter sur son propre passé de créateur à l'occasion de la préparation de votre Catalogue raisonné paru pour la première fois en 1966.

C'est bien ce cheminement que nous avons voulu couronner. Il est jalonné d'étapes essentielles: votre Vie de peintre de Picasso (1977), votre Picasso créateur (1987), votre reprise et votre élaboration en 1988 de vos recherches sur les Demoiselles d'Avignon, engagées dès 1970 avec un article paru dans la Gazette des Beaux-Arts, l'encyclopédie tous azimuts enfin de votreDictionnaire Picasso en 1995. À chaque étape, votre souci a été grand d'affiner, de préciser, de tenir compte des découvertes et des travaux les plus récents. C'est en ce sens que votre dernier ouvrage mérite d'être salué comme un aboutissement plus que comme un achèvement tant vous avez donné la preuve que vous êtes homme à ne tenir aucun parcours comme terminé ni aucune conclusion comme définitive. Et, bien sûr, je mets au compte de cet aboutissement de votre dernier ouvrage sur Picasso non seulement l'exposé thématique et lumineux mais aussi la manière dont vous l'avez servi par une illustration qui en est l'accompagnement figuré et, pour ainsi dire, le miroir, tout le contraire en somme de ces Picasso en images dont le commerce de l'édition d'art nous accable.

Nous avons donc voulu distinguer en vous, c'est une affaire entendue, l'historien d'art hors du commun mais aussi, et de manière plus large, le théoricien de la création artistique définie dans son rapport critique avec la société. Il serait sans doute bien naïf de vouloir faire croiser mon itinéraire d'historien (médiéviste de surcroît et plutôt du genre érudit que du genre flamboyant) avec celui d'un écrivain de votre stature. Il ne me paraît cependant pas trop présomptueux de retrouver en vous les qualités familières de l'historien, ami et biographe - je le rappelle en passant - de notre maître Fernand Braudel.

Historien, vous l'avez été, d'abord, de première vocation durant les courtes années de formation que les temps de guerre vous ont ménagé dans votre dure et courageuse jeunesse. De cette qualité d'historien, je vois la marque la plus évidente dans votre goût très marqué, moins pour la biographie en tant que «genre littéraire» si l'on peut dire qu'en raison de la conception même que vous vous êtes faite de la biographie. Pour tout vous avouer, comme historien, je n'aime pas beaucoup, d'habitude, les biographies. Je n'y crois guère, pour des raisons que vous pouvez imaginer et qui tiennent à mon milieu de formation, dans l'École Normale des années 50. Même si, comme tout le monde, j'ai bien changé depuis, même si j'ai appris à restituer son importance à l'événement et au rôle de l'individu dans l'Histoire, je n'ai pas vraiment réussi pour autant à aimer les biographies sauf quelques exceptions comme le Frédéric II de Kantorowicz ou le Napoléon de Georges Lefebvre.

Et voilà qu'à cette courte liste d'exceptions, maintenant que je vous ai bien lu et que j'ai appris à vous connaître, viennent s'ajouter en nombre vos biographies que j'ai lues avec infiniment plus de plaisir que de conscience professionnelle. Les raisons en sont claires. Si vos biographies me plaisent, c'est je crois tout bonnement parce que ce ne sont pas des biographies ordinaires. Votre première Vie d'artiste, c'est celle de Delacroix (1963) qui n'est pas un quelconque «Delacroix, l'homme et l'œuvre» mais un livre que vous intitulez justement Delacroix le libérateur et qui est en réalité une histoire de la libération des goûts, de l'expression et des principes mêmes de la création picturale, tels que Delacroix vous en a ouvert le champ immense. Et je peux facilement continuer ainsi de suite. Vos Picasso de 1977 et 1987, votre Manet de 1983, votre Gauguin de 1989 dont une exposition récente est venue raviver la pertinence et l'actualité sont bien, pour reprendre une juste expression qui est de vous, des «itinéraires de création», faits de moments intenses et décisifs, d'angoisses et de contradictions mais aussi d'amitiés, de regards portés par un peintre sur le monde et sur d'autres peintres à l'entour. Parmi les constantes les plus fortes qui animent les ouvrages que vous avez consacrés à ces peintres, mais aussi plus près de nous, à Hans Hartung, à Zao Wou Ki ou à Pierre Soulages, je retrouve l'attention presque tendre que vous portez au milieu familial de l'artiste, aux paysages, comme vous l'écrivez à propos de Hartung «sur lesquels se sont ouverts les yeux du futur peintre». Ce qui est vrai aussi pour le tout jeune Picasso, presque un enfant encore - «noch fast ein Kind» comme dit le poète - tel que vous nous le montrez si bien, malageno et peintre de la fillette en robe rouge de 1895 avant de devenir le Catalan d'adoption d' «Els 4 gats». Et votre dernier ouvrage illustre avec éclat tout le profit que la compréhension d'une œuvre perçue dans la continuité et les jaillissements d'une vie peut tirer d'une plus exacte connaissance des réseaux, des amitiés et surtout, dans le cas exemplaire de Picasso, des résonances d'une vie amoureuse dont les mystères ne se dévoilent pour nous que par la compréhension des œuvres.

Nulle part à mon sens mieux que dans vos études sur Picasso ne se manifeste le tempérament d'historien que je vois en vous, étayé (et je dis cela avec beaucoup de considération), étayé dis-je par les exigences de l'érudit. Quoi de plus difficile en effet et de plus érudit que d'établir le Catalogue raisonné d'un peintre tel que Picasso, mais quoi de plus exceptionnel aussi que de préparer, comme vous avez eu le privilège de le faire, ce catalogue des périodes bleue et rose en conversation avec l'artiste chez lequel vous avez stimulé le désir de mieux comprendre son œuvre et de revenir sur des moments déjà éloignés pour lui de son itinéraire de création?

Vous êtes historien à mes yeux par votre exigence constante de traiter toute œuvre tableau, dessin, esquisse, projet, propos sur le projet et son contexte - comme un document, comme n'importe quelle pièce d'archives et, vous permettez au médiéviste que je suis de vous le dire en hommage, comme si c'était une charte du XIe siècle. Vous êtes un érudit encore par le souci scrupuleux qui vous anime toujours de dater aussi précisément que possible les œuvres, les rencontres, les expositions, les vraies influences, de débusquer les erreurs aussi et les fausses influences, voire les impossibilités reconnues comme dans le cas des «Demoiselles d'Avignon». Mais l'érudit n'est pas séparable chez vous de l'historien. L'événement en effet ne retient vos capacités d'analyse - et celles-ci sont grandes - que parce que c'est l'objet propre de l'histoire que de construire des structures avec des événements et non de bricoler des événements à partir de structures préfabriquées par une critique d'art si souvent paresseuse et confom1iste dans ses étiquetages.

 

J'ai certainement, dans ce bref exposé, fait la part trop belle à un versant de votre œuvre, celui qui, pour faire bref et pour reprendre un titre que vous affectionnez, concerne les «vies de peintre» et le problème des itinéraires personnels de la création artistique. Mais je m'en voudrais beaucoup, en terminant, de ne pas rappeler aussi l'importance de vos contributions critiques à la théorie générale de l'art. Je dois souligner le poids et l'intérêt de votre contribution, dès 1968, au débat sur la «nouvelle critique» et l'histoire de l'art moderne. Je tiens aussi à dire combien m'apparaît fondamental votre livre de 1984 sur L'ordre et l'aventure qui est une des plus stimulantes introductions que je connaisse à la sociologie de l'art et aux rapports entre la société, les institutions et la création artistique en France depuis le milieu du XIXe siècle. Je dirai simplement que les pages que vous avez consacrées à la naissance, dans les décennies 1870/1890, de ce que vous appelez justement une «bureaucratie artistique d'État» me paraissent avoir déjà non seulement pressenti mais encore exprimé en toute rigueur nombre d'idées qui ont fait depuis grand bruit dans notre petit monde sous le titre - plus que sous le concept - d' «État culturel».

Je ne vois pas, Cher Pierre Daix, de meilleure manière de justifier le choix que nous avons fait pour ce prix que de dire, après vous et en reprenant une expression dont vous vous êtes un jour défini, que vous êtes à nos yeux «l'archéologue de la modernité».