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Discours d'Alain Seban, 11 janvier 2013

Allocution de M. Alain Seban, président du Centre Pompidou, à l'occasion de la remise du prix Georges Pompidou à Mme Brigitte Lefèvre, directrice de la danse de l'Opéra national de Paris

Vendredi 11 janvier 2013 - Grand foyer de l'Opéra Garnier

 

Monsieur le Premier ministre,

Monsieur le Grand chancelier,

Monsieur le Président du conseil d'administration de l'Opéra national de Paris,

Monsieur le Directeur de l'Opéra national de Paris,

Monsieur le Président de l'Association Georges Pompidou,

Mesdames, Messieurs,

 

Ma chère Brigitte,

Lorsque, voici quelques mois, je t'ai appelée pour te féliciter après que le jury présidé par M. Edouard Balladur eut décidé de t'attribuer le Prix Georges Pompidou, un souvenir commun nous est aussitôt revenu à l'esprit.

C'était en 2006. Maurice Béjart était à Paris avec sa compagnie pour une de ses dernières tournées. Pour lui rendre hommage, Mme Jacques Chirac avait souhaité organiser un dîner avec Mme Georges Pompidou, qui avait toujours beaucoup soutenu Maurice Béjart et que celui-ci estimait beaucoup. Mme Chirac n'ignorait évidemment pas que Mme Pompidou n'avait jamais voulu revenir à l'Élysée depuis qu'elle l'avait quitté en 1974. Ce palais était, pour elle, la maison du malheur. Aussi, le dîner n'eut pas lieu à l'Élysée mais à l'Hôtel de Marigny voisin.

Étonnante soirée dans cette maison lugubre et somptueuse, dont on a peine à croire qu'elle était encore habitée au début des années 1970. Le dîner, magnifique, fut servi dans la vaste et triste salle à manger et puis, dans le grand salon, on prit une photo de famille : Mme Pompidou et Maurice Béjart sont assis côte à côte, Maurice que son corps, usé, brisé, faisait terriblement souffrir mais qui promène sur l'assistance son extraordinaire regard bleu ; Mme Pompidou d'une élégance parfaite, heureuse de partager ce moment avec un grand artiste qu'elle admire et qu'elle aime ; autour d'eux les danseurs de Maurice, bande joyeuse et dissipée. Et puis, tu es là, souriante, mais avec autorité, tu fais partie de la famille, et tu es davantage que cela : tu incarnes dans toute sa diversité toute la danse d'aujourd'hui.

La danse est incroyablement variée. Elle est traversée d'esthétiques diverses. Elle emprunte à des univers multiples. Elle renouvelle sans cesse ses techniques. Elle s'aventure aux confins du théâtre ou des arts visuels. Et pourtant, malgré les coteries, les clans, les chapelles, qui sont inévitables, là comme ailleurs, la danse est une. Elle est un art, une famille, un esprit. Cette conviction, tu l'as forgée très tôt. Tu en as fait le fil directeur de ta carrière, et plus encore de ta vie. Une carrière brillante qui t'a bien sûr portée aux plus hautes responsabilités. Mais au-delà d'une carrière, l'engagement artistique d'une femme droite, qui force le respect par sa constance et par sa cohérence. C'est pour cela je crois que lorsqu'il a voulu mettre à l'honneur l'art chorégraphique qui contribue de manière si puissante au rayonnement culturel de la France, le jury du prix Georges Pompidou s'est accordé sur ton nom. Nul mieux que toi ne pouvait, aujourd'hui incarner ce rayonnement ; et à travers toi, c'est tout le monde de la danse qui est à l'honneur.

Après avoir reçu à l'Ecole de danse de l'Opéra de Paris la dure formation classique, tu as très vite été attirée par les vastes horizons de la danse dite contemporaine. Inspecteur, inspecteur général, déléguée à la danse au ministère de la Culture, tu n'as eu de cesse de soutenir toute la diversité des expressions chorégraphiques. Appelée enfin à l'Opéra de Paris, où Hugues Gall, nommé directeur par M. Balladur, alors Premier ministre, te confie la responsabilité de la direction de la danse.

Sous ton directorat, le ballet de l'Opéra, conservatoire de la plus grande tradition classique depuis exactement trois cents ans aujourd'hui 11 janvier, a été porté à un degré d'excellence sans précédent. Qu'il nous convie, avec Giselle ou avec La Sylphide, a de toujours fascinants voyages dans le passé ; qu'il interprète avec une maîtrise sans faille les redoutables chorégraphies de ton prédécesseur Rudolf Noureev, disparu il y a 20 ans quasiment jour pour jour, que tu as maintenues au répertoire comme autant de pierres de touche de l'exigence absolue ; qu'il se rassemble tout entier pour le spectaculaire défilé qui enchante toujours les spectateurs : le ballet de l'Opéra nous donne à chaque fois une leçon de perfection ; et, à chaque fois que je vais le voir danser, je suis fier de la France, qui a su transmettre et préserver ces grandes institutions culturelles qui ont traversé les siècles, le Ballet de l'Opéra, la Comédie-Française, ou encore la Manufacture des Gobelins.

Si le Ballet n'était que ce temple de la tradition, il serait en soi quelque chose d'immense et d'essentiel. Mais, sous ton impulsion, il s'est ouvert à tous les horizons de la danse moderne et contemporaine. Les plus grands chorégraphes de notre époque ont désormais droit de cité à l'Opéra : de Balanchine à Roland Petit, de Merce Cunningham à William Forsythe, de Pina Bausch à Trisha Brown, d'Angelin Prejlocaj à Anna Teresa de Keersmaeker sans oublier bien sûr ton cher Maurice Béjart, que j'évoquais en débutant ce propos. Que de souvenirs ineffaçables : je ne citerai que le choc à l'estomac de l'Orphée de Pina Bausch, récemment redonné au Palais Garnier, lorsque je le découvris pour la première fois ; ce choc, j'ai l'impression de le ressentir encore comme si c'était hier ; ce spectacle fait partie de ceux qui m'ont marqué à vie et qui ont marqué ma vie ; la simple idée de donner l'ouverture à la fin de l'opéra est un trait de pur génie car elle est toute de simplicité et de sensibilité ; l'effet de saisissement qu'elle produisit sur moi dut être aussi puissant que celui que ressentirent les spectateurs qui assistèrent à la création du chef d'œuvre de Gluck lorsque, pour la première fois dans l'histoire de l'opéra, ils entendirent s'élever de la fosse d'orchestre les sons presque surnaturels de la harpe qui évoquent avec tant de force et d'économie de moyens la lyre d'Orphée. Cette émotion, chère Brigitte, je sais que c'est à toi que je la dois. Ce n'est pas rien.

A les voir aborder avec la même exigence de perfection des techniques si différentes, on admire encore davantage les danseuses et les danseurs du Ballet de l'Opéra. Forte discipline pour le corps comme pour l'esprit. Oui, la danse est un métier dur et exigeant. Les carrières sont brèves. La hantise de la blessure est permanente. Les rivalités existent bien sûr, les egos souffrent autant que les corps, mais les épreuves partagées et surmontées ensemble, la discipline commune et quotidienne suscitent aussi une belle camaraderie qu'on aurait grand tort de vouloir nier. Le directeur de la danse en est le garant ; il n'ignore rien des peines physiques et morales de chacun ; il manie tour à tour la pédagogie, l'autorité, l'empathie ; arbitre des carrières, il est sous le feu permanent de la critique et plutôt que de tenter de la faire taire, il lui faut tenir ferme le cap qu'il a fixé, au risque de la redoubler. Autant dire que c'est une fonction impossible. Ou du moins qu'elle l'était jusqu'à ce qu'on te la confie et qu'on te laisse l'exercer – ce qui est tout à l'honneur des directeurs successifs de l'Opéra auprès de qui tu as servi : Hugues Gall, Gérard Mortier et aujourd'hui Nicolas Joël – en te faisant une très grande confiance qui t'a permis de l'occuper pleinement. Confiance d'autant plus remarquable que chacun sait l'importance du ballet dans l'économie d'une maison d'opéra. Pour celui qui te succèdera en 2014, la barre, chacun le sait, a été haut placée.

En ouvrant le Ballet de l'Opéra aux influences les plus contemporaines, tu as compris que bien loin d'affaiblir sa capacité à défendre au niveau le plus élevé d'exigence le répertoire classique, l'on ne ferait que la renforcer. En offrant à la danse contemporaine le prestige, ou plutôt la dignité de l'Opéra de Paris, tu as proclamé avec la force de l'évidence l'unité de l'art chorégraphique, par-delà les ruptures formelles ou conceptuelles. Tu as ouvert l'Opéra et tu as rassemblé le monde de la danse et ce faisant tu as donné à l'un et à l'autre un rayonnement extraordinaire en France, mais aussi bien sûr à l'étranger où les tournées du Ballet se sont considérablement développées. Il était donc particulièrement justifié, au terme d'une belle carrière qui est avant tout une belle vie, pour couronner un beau parcours artistique fait de cohérence dans les engagements et de constance dans les convictions, de t'attribuer le prix Georges Pompidou, créé pour récompenser : «une personnalité remarquable du monde de l'art et de la culture contribuant au rayonnement de la francophonie et de la culture française.