Aller au contenu principal

Pierre Petitmengin : Georges Pompidou vu de l'École

Commémoration du 30e anniversaire de la mort de Georges Pompidou (2 avril 2004)

Inauguration de l'exposition «Les normaliens au sommet de l'État, de Jules Simon à Georges Pompidou», École Normale Supérieure

 

C'est en tant que spectateur attentif, mais un peu marginal, que je voudrais dire quelques mots sur la relation privilégiée que, pendant une douzaine d'années, l'École a entretenue avec son ancien élève Georges Pompidou, devenu chef du gouvernement, puis de l'État.

Lorsqu'à l'automne 1964, après cinq ans passés à l'étranger, je suis revenu rue d'Ulm pour y prendre en charge la bibliothèque, notre vieille maison était métamorphosée. Les façades étaient ravalées, les escaliers enfin construits en dur, les derniers dortoirs transformés en des monothurnes dont le luxe surprenait dans une institution qui avait mérité le surnom d'«Oxford crasseux».

La vocation de l'École à la recherche avait été reconnue par un décret du 3 octobre 1962, signé par Georges Pompidou, premier ministre. Concrètement, cela voulait dire que les élèves qui le souhaitaient, essentiellement des physiciens, pouvaient être dispensés de passer l'agrégation.

On le sait par les souvenirs de Michel Bruguière : l'ancien professeur agrégé des lettres au Lycée Henri IV n'était pas enthousiaste, car il voyait dans l'agrégation, comme dans les autres concours, «la forme la plus juste de l'injustice», et reconnaissait à sa préparation «le mérite de contraindre à une ascèse» : ce qui (notait son ancien chargé de mission), «convient assez au moralisme rugueux qui anime paradoxalement ce bon vivant».

L'École était sortie de la disgrâce où l'avait plongée le bal de 1959, lorsque certains Normaliens avaient refusé ostensiblement de serrer la main du Général de Gaulle (de bons éléments, dont j'étais, s'étaient mieux conduits dans les salons du Directeur).

Pompidou aimait l'École, et ses élèves : il le montrait en préfaçant la nouvelle édition du Rue d'Ulm de l'archicube Alain Peyrefitte, et en prêtant son image au dessinateur Jean Effel, à qui l'on doit les affiches des bals de 1964 et 1965, exposées ici (on restait en famille : «F. L.», c'est François Lejeune, le frère du linguiste Michel Lejeune). La vue du Premier ministre enlaçant Marianne dans une danse fougueuse avait été jugée offensante par certains, qui pensaient même à des poursuites : la réponse de Matignon fut : «Que non, que non!».

L'École disposait alors d'un réseau d'influence, comme elle n'en avait sans doute jamais connu. Les cabinets étaient peuplés de jeunes Normaliens (parfois, mais pas toujours, passés par l'ENA), qui pouvaient faire entendre le point de vue de la rue d'Ulm : Sébastien Lhoste chez le Général; Philippe Moret à l'Éducation nationale; Jean-Bernard Raymond aux Affaires étrangères; Bruno Foucart à la culture, et bien sûr Michel Bruguière à Matignon.

À leurs débuts, ils avaient parfois encore à apprendre : en tête d'un «Note pour le premier ministre» sur «Les classes préparatoires aux Écoles normales supérieures» (5 pages bien compactes), que m'a communiquée Madame Bastid-Bruguière, on lit, de la main de Michel Jobert, cet avertissement :

«Quel que soit l'intérêt particulier porté par le Premier Ministre à l'École normale, cette note me paraît trop longue, compte tenu des autres questions qui sont soumises à son examen. Je vous serais reconnaissant d'établir des notes plus concises et de croire que ce conseil vous est donné dans un sentiment d'amitié».

À l'École, nous étions loin de nous douter qu'on veillait sur nous avec tant de soin dans les hautes sphères de l'État. Ce que nous attendions, c'était la venue de l'archicube Pompidou pour l'inauguration du bâtiment construit de l'autre côté de la rue d'Ulm, après une dizaine d'années de tractations et d'efforts. L'architecte avait aménagé un superbe vestibule en marbre vert, orné d'une statue énigmatique de François Stahly; cet espace majestueux, et peu fonctionnel, n'était conçu que pour une inauguration solennelle - qui n'eut jamais lieu. En effet Georges Pompidou, qui avait souvent fréquenté l'École pendant la guerre, quand Jean Baillou, son ancien caïman devenu secrétaire général, maintenait contre vents et marées les liens entre les Normaliens, n'y est revenu publiquement qu'une seule fois après sa nomination comme premier ministre, et cette visite ne s'est pas très bien passée.

C'était le jeudi 26 mai 1966, à l'occasion d'une cérémonie en l'honneur du sociologue Célestin Bouglé, directeur-adjoint au début des années 1930, quand Pompidou était élève. J'ai oublié la teneur des discours, mais je revois encore l'épais nuage noir qui avait envahi le théâtre de l'École : d'ingénieux élèves, scientifiques sans aucun doute, avaient inversé le système d'aération. «Pétards et fumigènes : Pompidou a failli être asphyxié à Normale Sup'», titrait France Soir (en page 6, il est vrai). Le canular, qui avait surpris les orateurs autant que les services de sécurité, n'a pas dû être trop apprécié du Premier ministre, même si le journal le décrivait comme «souriant et amusé».

 

L'École allait vivre des événements autrement plus graves. Mai 68 ne l'a pas trop touchée, même si les manifestants ont largement puisé, dans le chantier du 46, les matériaux pour édifier leurs barricades de la rue d'Ulm. Le vrai choc survint dans la nuit du samedi 20 mars 1971. Une manifestation en l'honneur de la Commune de Paris avait été interdite sur la voie publique; certains Normaliens, généreux mais naïfs, proposèrent de l'accueillir à l'École, terre de liberté. La fête tourna mal : après une nuit de tapage et de pillage, et quelques débuts d'incendie, l'École était comme un champ de bataille, où élèves et personnels regardaient, abasourdis, l'étendue des dégradations, qui n'avaient épargné ni la Bibliothèque ni le Monument aux morts.

Le Ministre de l'Education nationale, Olivier Guichard, ferma l'École pour quinze jours, une mesure sans précédent qui n'a pu être prise qu'avec l'assentiment du Président de la République. Celui-ci, lors d'une réception à l'Elysée, au mois de mai, dit sur un ton glacial au directeur de l'époque, Robert Flacelière, «Je ne suis pas content de vous» (c'est le directeur-adjoint, Michel Hervé, qui me l'a raconté). Et de fait on reprochait fort au directeur d'être parti pour un week-end dans sa maison de campagne, comme si de rien n'était, en laissant à quelques fonctionnaires logés le soin de veiller sur les personnes et les biens.

Flacelière souffrait de voir mal compris les efforts, réels bien que maladroits, qu'il avait déployés pour sauver «Normale en péril» (c'est le titre d'un libelle qu'il publia après les «incidents»). Il ne pouvait rester en fonctions. Sa démission fut acceptée.

L'important était d'assurer la pérennité de l'École, en la remettant au travail.

Au président des Anciens élèves, son ami Jean Baillou, qui lui demandait «que soit sauvegardé le destin de l'École», Pompidou exprime sa confiance dans l'institution, dont le nouveau règlement intérieur, comme toujours libéral, va également favoriser «le calme et l'ordre nécessaires à son bon fonctionnement» : «le devoir de chacun», écrit-il encore, «élève, professeur ou ancien élève, est de maintenir vivants l'esprit et la vraie tradition qui justifient son existence ».

C'est pour assurer cette continuité que le Président de la République appelle à la tête de l'École le cacique de sa promotion, Jean Bousquet, alors professeur de grec à l'Université de Rennes. Les difficultés qu'avait fait naître une gestion un peu trop autoritaire s'effacèrent vite. Le nouveau directeur était un fin diplomate, et on n'ignorait pas dans l'École qu'il avait un lien direct avec l'Elysée. Ne participait-il pas à ces déjeuners où périodiquement Georges Pompidou réunissait ses anciens condisciples, comme Julien Gracq, Jean Stoetzel, Roger Ikor ou Henri Quéffelec?

Il est amusant de constater que dans l'inventaire récemment publié des Archives de sa présidence de la République, la seule rubrique où apparaisse l'École normale soit justement ces «repas de Normaliens». Le Président aimait retrouver l'atmosphère de ses vingt ans; il savait aussi se montrer généreux envers son alma mater, mais avec une discrétion telle qu'il n'est guère facile de retrouver les traces de son action.

Sans les confidences de Jean Bousquet (dont j'apprends maintenant qu'il avait plusieurs fois reçu, dans le Salon du directeur, le Président de la République venu incognito retrouver ses racines normaliennes), nous n'aurions pas su qui avait débloqué les crédits nécessaires à la réfection du chauffage, un sujet de lamentation qui revenait régulièrement dans les Conseils d'administration. De même l'augmentation du nombre des postes mis au concours, en 1974, ne peut s'expliquer que par une intervention du Président, qui voyait là (d'après Jean Bousquet) un moyen de renforcer l'École. Et bien qu'il n'y en ait pas de preuve formelle, la création des «pensionnaires de la Bibliothèque nationale» (devenus plus tard «chargés de recherche documentaire»), une initiative dont les élèves profitent toujours aujourd'hui, est sans doute venue d'une suggestion présidentielle.

Ces cadeaux n'étaient pas négligeables. Ils apparaissent aujourd'hui comme bien modestes, si on les compare à la formidable modernisation qu'a connue la France des «années Pompidou». L'École aurait pu obtenir beaucoup, elle a peu demandé. Elle était satisfaite de persévérer dans son être, et de faire bien, voire très bien, ce qu'elle avait toujours fait : choisir et former, année après année, de brillantes promotions de Normaliens qui allaient donner au pays de futures Médailles Fields et de futurs premiers ministres.

Le fait d'avoir un archicube à la tête de l'État donnait l'impression trompeuse d'être parfaitement «dans le coup». On ne s'était pas rendu compte, rue d'Ulm, que le monde changeait : on allait le percevoir douloureusement avec la crise économique, le blocage des recrutements dans l'Université et au CNRS, et la désaffection des jeunes pour des carrières qui semblaient sans avenir, et donc pour l'École qui y préparait.

À la fin des années 1970, le modèle normalien paraissait bien compromis, et oublieux des difficultés de jadis, nous songions avec mélancolie, et gratitude, au «paradis perdu», à l'état de grâce qu'avait connue la vieille maison lorsque veillait sur elle (pour citer André François-Poncet) un président «amical, obligeant, efficace, généreux, fidèle à l'École nourricière, bref un camarade parfait».