Discours de Pierre Toubert Président du Jury, 2006
Attribution du prix Georges Pompidou à William Christie
17 janvier 2006
Cher Maître,
Cher William Christie,
Cher Bill, si je peux me permettre de m'adresser à vous avec l'amicale simplicité qui est celle des membres du groupe des Arts florissants lorsqu'ils parlent de vous,
C'est pour moi un vrai grand plaisir que de vous remettre aujourd'hui le prix 2005 de l'Association Georges Pompidou, en présence de Madame Pompidou qui nous fait l'honneur d'être parmi nous ce soir et au nom du président de l'Association, Monsieur Pierre Messmer.
Comme vous le savez, le prix Georges Pompidou a pour objet de couronner tous les ans une personnalité éminente dans le domaine des Arts, de la Culture et de la Création. À l'image même de la personnalité de Georges Pompidou dont il entend maintenir vivants parmi nous le souvenir et la riche personnalité, notre prix n'entend pas se limiter à tel ou tel domaine particulier du champ culturel. Il est ainsi arrivé à notre jury de faire porter ses préférences sur un écrivain, un critique littéraire, un historien ou un maître dans ce que l'on appelait à l'époque du comte de Caylus «les arts du dessin». Un trait cependant, dans l'esprit même des fondateurs du prix caractérise tous les lauréats qui, dans la diversité de leurs excellences, vous ont précédé. Ce trait commun, c'est leur attachement à l'illustration de la France et au rayonnement de la culture française ou, pour mieux dire, de la part française de la culture, de sa langue et des dispositions singulières de son génie.
C'est dire que, dès que nous avons pensé distinguer cette année un musicien, notre choix s'est tout de suite porté sur vous. Il s'est imposé à nous par l'évidente importance de tout ce que votre œuvre et votre action ont apporté, depuis plus de trente ans, à l'illustration de la musique française - singulièrement de notre musique des XVIIe et XVIIIe siècles. Avec un dynamisme, un enthousiasme, une science et, last but not least, une capacité d'organisation qu'il est rare de voir ainsi réunies en une seule personnalité, vous marquez en effet notre temps avec une générosité que je ne peux ici qu'évoquer à grands traits en vous priant d'excuser la manière dont mon propre enthousiasme risque de mettre à mal votre modestie.
Mon enthousiasme est celui d'un vieux passionné de ce que, pour faire bref, j'appellerai ici notre musique ancienne, militant modeste mais engagé, dès le début des années 50 - plus d'un demi-siècle déjà! - dans ce mouvement actif des JMF. Nous étions alors avides de mieux connaître cette musique, nous en pressentions les richesses encore secrètes. En même temps, nous étions conscients des limites qui étaient alors imposées à notre ardent désir de la mieux connaître. La discographie en était encore confidentielle, soutenue par de courageuses maisons parfois petites comme l'Oiseau-Lyre ou parfois promises à un grand essor comme «Erato» en ses débuts. Nous avions notre chapelle, rue Saint-Placide, je veux dire notre lieu de rencontre favori, chez un vieux disquaire un peu fou, Monsieur Ploix en sa célèbre échoppe de Ploix - Musique disparue depuis longtemps et où nous étions sûrs, à chaque visite, de découvrir quelque perle rare. Je me souviens - et garde encore des reliques que le temps a d'ailleurs rendues inaudibles - de quelques enregistrements merveilleux ou qui, du moins, me paraissaient tels alors. Je n'en rappellerai ici que deux dont je crois savoir qu'ils vous ont aussi frappé en ces temps anciens par leur rare beauté : l'enregistrement Erato en 1954 des Leçons des Ténèbres de Couperin avec Jeanine Collard et Nadine Sautereau, interprétation pleine d'intelligence et d'une grâce contenue ainsi que l'enregistrement, aujourd'hui bien oublié, de la Diane et Actéon de Rameau - ou attribué à Rameau - interprétée par ce chanteur d'exception qu'était le ténor suisse Hugues Cuénod, à la fois sensible et moins maniéré que notre Gérard Souzay ou que le germanique Fischer-Diskau.
Je me souviens aussi, comme si c'était hier, de ma première expérience de l'Opéra de Paris ou moment où, jeune provincial reçu à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm en 1952, j'ai été ébloui par la résurrection des Indes Galantes de Rameau revisitées par Paul Dukas!
Mais bien souvent aussi, nous étions un peu déçus par telles interprétations inutiles à mieux préciser aujourd'hui, par exemple par telle version des concerts en sextuor de Rameau exécutés - à tous les sens du terme - par un quatuor alors fameux. À partir des décennies 1960-1970, les choses ont beaucoup changé. Les ensembles instrumentaux se sont multipliés, avec un succès croissant et des mérites divers. Des débats dans l'Europe du nord-ouest surtout et plus ponctuellement ailleurs, comme en Catalogne, ont alors animé de grandes questions, comme le choix des cadences et le recours aux instruments anciens, restaurés ou recréés à l'instar.
Ces débats et ces ensembles musicaux ont certes grandement contribué à la fois à élargir la sensibilité du public, à mieux l'informer de la nature des enjeux musicologiques et à l'ouvrir à de nouveaux horizons de réception. Mais, sans entrer plus avant dans l'évocation de ces renouvellements des années 1960-1970, il me semble cependant toujours, à moi et sans doute à bien d'autres vieux militants des JMF modèle 1950, qu'il manquait encore souvent quelque chose d'essentiel à ces entreprises, si méritoires qu'elles aient alors été.
Au fond, dans cette période transitoire de retour à la musique ancienne, l'accent était mis, avant tout autre chose, sur une restitution je dirais quasi archéologique de cette musique et sur un primat, sans doute historiquement inévitable et plus ou moins avoué, de la musique instrumentale restituée sur la musique vocale. De même, me semble-t-il aujourd'hui, ce mouvement de retour à la musique ancienne, - qu'on la qualifie de baroque ou de classique -, s'accompagnait aussi bien souvent, dans le cas de la musique française, du postulat somme toute un peu étrange selon lequel une musique dite «classique» ou «ancienne» dûment restituée se devait d'observer une retenue dans l'interprétation qui aboutissait finalement à une sorte de refus de l'expressivité.
Ce refus était d'autant plus paradoxal que la musique ancienne était précisément celle qui, en raison même des conditions de sa création et de sa tradition (manuscrite ou gravée) offrait le plus de champ libre aux capacités re-créatives des interprètes. Mais le fait est là. Cette assimilation alors fréquente entre classicisme et retenue dans l'expressivité faisait que la musique dite ancienne, dans les années 1960-1970 risquait tout simplement de devenir à la fois terriblement ennuyeuse et pompeuse, aussi pompeuse que le célèbre «indicatif» tiré du Te Deum de Marc Antoine Charpentier que les écrans de télévision de l'ORTF de l'époque étaient si fiers de nous asséner en guise de bande-annonce musicale des émissions dites en «Mondiovision».
Bref, il était temps que les choses changent, que la musique ancienne reconnaisse enfin l'urgence d'allier la rigueur dans les restitutions et la reconnaissance d'une libre expressivité interprétative du mouvement, de la vie, du plaisir d'écouter et de voir. Vous voyez où je veux en venir : il était grand temps, que vous veniez, Cher William Christie, changer tout cela et, avec vos Arts Florissants, que vous donniez un nouvel élan à notre musique ancienne, à sa vitalité, c'est-à-dire à sa vivacité.
Arrivé à ce point de mon éloge, je n'évoquerai que par prétérition ce qui est en réalité l'essentiel, cher Bill, mais qui est aussi déjà le plus connu de tous par les livres et les catalogues discographiques : votre très solide formation musicologique dans les années 1960, acquise dans plusieurs départements - et pas seulement de musicologie - de deux grandes universités de l’Ivy League à Harvard et à Yale, parallèle à votre maîtrise du clavecin sous la redoutable férule de Ralph Kirkpatrick, votre année sabbatique en Europe que vous avez décidé de prendre en 1971 et qui, sauf erreur de ma part, dure toujours. Vous pensez : une année sabbatique de trente-cinq ans! Quel rêve fascinant pour le professeur d'Université que je suis et qui n'a jamais connu dans sa vie qu'une année sabbatique de six mois!
Et puis, dès 1979, c'est la fondation des Arts Florissants dont l'immense succès inscrit les mérites singuliers du chef dans la réussite sans cesse affirmée de l'ensemble qu'il anime, au sens le plus fort du terme, car les Arts Florissants, depuis leur formation n'ont jamais cessé d'être un ensemble vivant, c'est-à-dire, constamment renouvelé au rythme des créations, des entrées et des sorties de ses membres et de l'enrichissement de chacun. Au sein de cette équipe et dans une constante remise en question de soi-même, au contact d'un maître tel que vous, tous les anciens devenus à leur tour des maîtres autant que les jeunes d'aujourd'hui reconnaissent à la fois votre extraordinaire talent directif et votre capacité d'allier ce pouvoir à celui, plus rare, de respecter l'espace de liberté que revendique tout artiste qui entend s'exprimer, comme c'est le cas pour les Arts Florissants, en tant qu'interprète et non en simple exécutant.
Votre rôle éminent, depuis plus de trente ans maintenant, dans le paysage musical français me semble ainsi pouvoir sans artifice être ordonné selon trois grandes rubriques, ou, pour mieux dire, trois ordres d'activités harmonieusement dominées par votre maîtrise.
l/ Vous êtes tout d'abord, (mais cet ordre d'énoncé n'est en rien une hiérarchie d'importances), vous êtes tout d'abord un musicologue, c'est-à-dire un homme de savoir. Sans cette science musicologique primordiale, il n'est point de découverte possible, point de création nouvelle permise, point d'interprétation digne d'être proposée. Dans cette activité de recherches, quelques-uns avant vous avaient certes brillé, depuis deux ou trois décennies. Mais leurs efforts avaient surtout porté, c'est bien clair, sur la musique instrumentale, ses supports matériels que sont les instruments anciens restitués à la pratique, sur ses rythmes et sur ses cadences. Il vous appartient en propre, sans négliger en rien ces domaines où votre maîtrise du clavecin vous plaçait de plain pied, d'avoir porté une attention toute particulière à la musique vocale. Vous nous avez ainsi merveilleusement rendu sensibles aux subtiles inflexions et modulations qu'exigent des supports linguistiques - l'italien, le français, l'anglais, le latin - qui ne sont que les frontières apparentes des goûts musicaux.
2/ Le second volet de votre action, que je viens déjà d'ailleurs d'évoquer, c'est la direction et l'animation d'un ensemble aussi vivant et complexe que les Arts Florissants. Vous avez par là fait ressurgir dans notre culture et dans ce qu'il est convenu d'appeler notre «paysage musical» un immense répertoire inconnu ou méconnu. Son inventaire discographique est imposant. Rassurez-vous, je n'imposerai pas ce soir à notre auditoire, tel un nouveau Figaro, la lecture de ce «catalogo questo» où vos conquêtes musicales ne sont pas loin, comme celles de don Giovanni d'être «mille tre», de l'Atys de Lulli aux Indes Galantes et aux Boréades de Rameau, à la Médéede Marc Antoine Charpentier et à l'Idoménée d'André Campra. Votre talent et votre dynamisme créatif sont sans limites : Monteverdi, Purcell, Haendel et Mozart vous doivent aussi de magnifiques créations. Mais il est clair pour tous que c'est votre résurrection du répertoire français des XVIIe-XVIIIe siècles qui méritent de notre part certes autant d'admiration que le reste, mais beaucoup plus de gratitude encore. Plus conscient que quiconque du caractère complet d'une création musicale faite d'un accord vigilant entre l'instrumental et le vocal, entre la musique et la chorégraphie, la vie et les couleurs de la mise en scène, vous avez réussi dans les productions des Arts Florissants à trouver un terrain d'entente (que j'imagine pas toujours facile) avec de grands noms de la mise en scène et avec des personnalités elles-mêmes aussi fortes que Jean-Marie Villégier, Alfredo Arias ou Jorge Lavelli. Je renonce à la tâche d'enumerer ici l'ampleur et le succès de vos tournées en Europe ou en Amérique. Qu'il me suffise de rappeler ce que nous savons tous bien, c'est que vous êtes partout un grand ambassadeur de notre culture, de la tradition de son génie musical propre mais aussi de sa modernité et de son extrême plasticité scénographique.
3/ Je m'en voudrais de ne pas évoquer d'un mot, enfin, vos mérites d'organisateur sans lesquels il n'est pas de succès aussi fort et durable que le vôtre. Vous êtes aussi, cher Bill, quevous le vouliez ou non, un grand «manager» mais aussi et j'insiste sur ce point, un manager conscient non seulement de l'offre de vos talents éminents mais aussi de la demande sociale dont vous avez tant contribué vous-même à accentuer la pression. Au nombre de vos mérites j'inscris en effet votre désir d'avoir répondu de manière positive et naturelle aux directives exprimées d'en haut en faveur de la décentralisation culturelle. A votre longue activité au Conservatoire National de Musique de Paris, à vos participations à des masters classes et académies aussi importantes que celle d'Aix-en-Provence et d'Ambronay, vous avez ajouté la fondation à Caen il y a peu d'années d'une Académie pour les jeunes chanteurs, ce Jardin des Voix, qui, assure au XXIe siècle, la permanence de votre action en France et affirme l'attrait qu'elle offre aux jeunes talents d'Europe et des États-Unis.
Je terminerai ce menu propos, cher William Christie, en disant que, vous êtes l'un de ces très rares créateurs qui nous rappellent chaque jour qu'en matière de musique, le mot même de partition ne veut rien dire d'autre, en son sens premier, que participation et partage. Vous êtes avant tout un merveilleux «partageux». Vous savez nous faire partager votre science, vos enthousiasmes et vos choix musicaux. Vous les partagez avec tous ceux qui, au fil des ans et des renouvellements nécessaires, ont vécu et vivent avec vous l'aventure toujours ouverte des Arts Florissants. Vous les partagez encore avec ce public dont vous avez tant contribué à former le goût. J'ai en effet eu le privilège, lors de vos conférences-concerts du Collège de France, de mesurer le plaisir avec lequel on s'abandonne au charme de votre parole et à la joyeuse harmonie de l'ensemble que vous dirigez. Si je puis pour finir reprendre à mon compte le titre même d'une des œuvres les plus fameuses de François Couperin, je dirai que vous êtes pour moi le parfait symbole de ces «goûts réunis» qui font l'essence de la musique française dont vous avez si bien servi la défense et l'illustration.