Discours de Pierre Daix, lauréat, le 8 décembre 2003
Madame, Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs, Cher amis,
Je reçois ce prix comme un honneur, je vous en remercie et j'y suis d'autant plus sensible que le jury a bien voulu distinguer mon livre le plus récent, Picasso. Trente ans après. Je l'ai voulu un hommage au présent.
J'ai dû à mon éditeur, Alain Bouret, qui, après son prédécesseur Fred Uhler, a publié la majeure partie de mon oeuvre d'historien d'art jusqu'à Clavé, Zao Wou-ki, Pierre Alechinsky et Pierre Soulages, de pouvoir choisir l'illustration et vous me permettrez de saluer le soin qu'il a su apporter à la réalisation de l'ouvrage.
Quelqu'un se serait trouvé moins surpris que d'autres à voir mon nom lié à celui du président Pompidou le temps d'un prix, je veux parler de Pablo Picasso. Il s'est trouvé en effet qu'au printemps 1972, j'ai été porteur d'un message pour lui qui m'avait été confié par un des proches du Président. Ce message disait en substance que le Président était prêt à mettre à la disposition de Picasso le Palais des papes à Avignon pour qu'il en fasse ce qu'il voudrait, par exemple son musée.
Cela tombait dans une période de forte agitation des artistes à cause de l'exposition dite 72, qui avait pour but de rassembler au Grand Palais douze ans d'art en France. Rédacteur en chef des Lettres françaises, je me trouvais au coeur de l'agitation. Je ne la partageais pas, cet art actuel possédait assez de vertu d'insolence pour ne pouvoir en aucun cas être confondu avec un art officiel. Le Président lui même ne convenait-il pas alors que cet art contemporain n'est pas confortable parce qu'il n'est pas sûr de lui?
Je n'ai eu, quant à moi, aucune hésitation à accepter la mission exploratoire. Je n'ai pas mis mon directeur Aragon au courant, pensant qu'il serait temps de le faire si Picasso acceptait. Mais j'avais tout de suite averti mon interlocuteur que Picasso, qui allait vers ses quatre-vingts onze ans, était de plus en plus obsédé à l'idée qu'il n'avait plus assez de temps devant lui pour peindre ou dessiner tout ce qu'il avait à dire. La proposition venait à mon sens trop tard.
Ce fut exactement la réaction de Picasso, qui peignait encore une grande toile par jour avant qu'une première alerte, à la fin juin, ne le conduise à une séquence d'autoportraits où il anticipa sa mort. Il me dit tout de suite, au grand soulagement de Jacqueline, qu'il ne pouvait pas y songer, dessinant de ses bras une montagne. «Trop c'était trop». Il ferait simplement au Palais des Papes une nouvelle exposition de ses oeuvres actuelles comme en 1970, quand il en aurait peint davantage. On sait que ce fut en 1973 une exposition posthume. Mais il précisa tout de suite que je devais bien souligner que sa décision n'était d'aucune façon un refus politique. Il était sensible à l'idée. Il n'avait simplement plus le temps devant lui.
Il y est revenu lors de la dernière séance de travail que j'ai eue avec lui pour mon catalogue de son cubisme à la fin juin. Nous travaillions à, l'ombre du Mas de Notre-Dame de Vie avec les photos ou les ektachromes des papiers collés et des peintures de la fin 1912-début 1913. Il me dit tout à trac «C'est probablement là que Braque et moi sommes allés le plus loin». Puis plus tard, quand je rassemblais les documents, «Ce sera au moins dans ton livre».
Il souffrait toujours en effet à la pensée que la mise sous séquestre en 1914, comme bien ennemi, des dizaines de ses oeuvres chez Kahnweiler, puis les ventes à l'encan de 1921 à 1923 les avaient irrémédiablement dispersées, les musées français ayant reçu l'ordre de ne rien acheter. Avec son humour ravageur, il conclut : «Tu vois, c'est à ce moment là qu'il aurait fallu faire un musée!» J'y ai repensé en réalisant en 1989 avec William Rubin et Edward Fry au Museum of modern Art à New York l'exposition qui reconstitua pour la première et seule fois cette révolution, Picasso and Braque pionieering Cubism, à laquelle on le sait la France ne participa pas.
Qu'on me permette une parenthèse. Ma longue relation avec le peintre Picasso et avec son art a été faite pour moi de véritables tremblements de terre. Ma découverte de «Guernica» pour mes quinze ans à l'exposition de 1937. Celle de son pendant «Le Charnier», quand Éluard me conduisit chez Picasso fin 1945, parce que celui-ci voulait connaître la réaction du rescapé de Mauthausen que j'étais. Il s'agissait à chaque fois de l'oeuvre en cours. Pour ce qu'on appelle le cubisme, ce fut une tout autre affaire, qui montre, soit dit en passant, combien la compréhension de Picasso comme celle de Matisse ne peut être sortie de l'histoire de l'Europe au XXe siècle.
Au printemps 1954, je me suis trouvé très proche de Picasso qui vivait seul à l'époque. Beaucoup de choses bougeaient dans sa vie, mais il était surtout excité à l'idée d'une exposition qui allait s'ouvrir à Paris. «Mes toiles russes», lâcha-t-il. «Personne, moi pour commencer, ne les a plus vues depuis avant 14!» Il s'était trouvé que les communistes italiens, pas fâchés sans doute de donner une leçon à leur homologues français, venaient d'organiser à Rome la première rétrospective Picasso d'après la guerre. À cette occasion, ils découvrirent que quelque chose avait changé depuis la mort de Staline et qu'on pouvait sortir des Picasso des réserves où ils étaient enfouis.
Cela donna l'idée à la Maison de la pensée française, une des rares organisations qui survivait alors à la Résistance, de réaliser une exposition oeuvres de Picasso d'avant 1914 en joignant les toiles possédées par Gertrude Stein restées à Paris aux toiles russes, c'est-à-dire en réunissant les premiers collectionneurs du Picasso révolutionnaire. Et cela réussit. Moscou envoya 36 tableaux. Ajoutons qu'une telle exposition se situait par son déchaînement hors de toute règle aux antipodes de ce que le parti communiste français cherchait dans l'art. Qu'elle dérangeait tout autant par son coup de projecteur sur le très haut niveau artistique atteint en la Russie d'avant la révolution.
C'est peu dire qu'en voyant l'accrochage au début de juin 1954, j'ai été bousculé comme jamais. Pour la première fois j'étais cerné par le Picasso de 25-26 ans, capable de toutes les audaces qui balayait tous mes repères. Une héritière de Chtchoukine, le collectionneur russe, voulut récupérer ces oeuvres que les Soviétiques rapatrièrent. L'exposition se poursuivit avec, pour remplacer les toiles russes, les oeuvres de Picasso venait de peindre, dont le premier portrait de Madame Z, Jacqueline. Ce qui a fait qu'en sa première version, cette exposition a quasiment disparu de l'histoire de l'art. Du moins jusqu'à ce que l'exposition de 1989 à New York réintègre les tableaux russes dans l'élaboration du cubisme.
Le cubisme est ici un révélateur que dans l'histoire récente de l'art en France, le rôle de l'État avec toute sa puissance n'a pas toujours été positif. Son rejet très officiel, joint à un provincialisme culturel qui ne voulait pas voir plus loin que l'École de Paris, se lit encore dans les manques criants de nos musées. Il a frappé Braque grand mutilé de la guerre de 1914-18, Derain et Léger qui y avaient combattu. Les dispositions fâcheuses prises alors ont joué un rôle décisif dans le déplacement du marché de l'art moderne de Paris vers New York, qui ne nous l'a pas volé comme on l'a écrit, mais pour beaucoup récupéré suite à nos aveuglements.
Ce qui me fait accorder une particulière importance au prix que vous avez bien voulu me décerner dépasse tel ou tel objectif précis de mes travaux, parce que dans le domaine de l'art le nom du Président Pompidou est à mes yeux ici lié précisément à sa volonté d'intégrer l'art moderne au sens le plus large, en y incluant aussi la poésie, dans les perspectives de la société française et de l'État, Volonté, par là-même, d'apporter aux citoyens une des saisies fondamentales de la modernité.
Le mot clé est ici volonté. Ne nous y trompons pas, la plupart des événements de l'histoire de l'art moderne sont des reconstitutions parce que sur le moment même ils n'ont touché qu'un trop petit milieu. Pour que l'événement devienne événement culturel, il y faut une caisse de résonance adaptée. N'était-ce pas là l'idée initiale du centre Pompidou?
Il y a un public pour l'art contemporain. Là aussi il faut d'abord croire qu'il existe. Il s'est trouvé que j'ai fait les premiers cours de ma vie, fort loin de mes rêves du temps de la khâgne, puisque ce fut en 1943 dans l'université que nous avions créée à la prison centrale de Clairvaux après que, dans la semaine qui suivit la défaite à Stalingrad de l'armée qui nous occupait, la direction de la prison avait séparé les politiques - c'est-à-dire les résistants - des droit commun, nous laissant organiser notre vie à notre guise dans un atelier séparé. J'étais le seul étudiant du groupe. C'est sur moi que tombèrent les problèmes de pédagogie.
Un beau jour, je ne sais plus comment c'est venu, j'ai raconté mes visites à l'exposition internationale de 1937 et ma découverte du pavillon de la République espagnole avec «Guernica». Mes camarades n'ont cessé de me redemander mon récit, ma description des peintures avec «Le Faucheur» de Miro, la sculpture de la «Montserrat» de Gonzalez, l'architecture de Sert. Aussi ce que j'avais vu des tableaux de la grande rétrospective de l'exposition où j'avais découvert d'autres Picasso et des Matisse à foison, jusqu'à ceux, au Jeu de Paume, des refusés.
J'avais évidemment cette expérience en tête quand j'ai été parachuté par le parti communiste à la rédaction en chef des Lettres françaises en 1948. Je suis tombé de mon haut, l'art y étant alors cadenassé par les dogmes réalistes socialistes. Du coup, mon activité se réduisit à provoquer Picasso à dessiner pour nous des portraits, Apollinaire, Racine, plus tard des Shakespeare, dans l'intervalle le «Don Quichotte». Je me suis ainsi trouvé partie prenante au scandale provoqué par son «Portrait de Staline» en 1953.
L'exposition de 1954 a été pour moi un coup de fouet. J'ai découvert au même moment combien ma participation au communisme m'avait isolé de la révolution en cours dans les sciences humaines avec Braudel ou Lévi-Strauss. 1956 balaya le réalisme socialiste. J'ai cru que je pouvais en venir à ce qui me tenait à coeur, entamer une archéologie de l'art moderne à l'usage de mes camarades. J'ai écrit un livre de révision auquel j'ai donné un titre provocant :Delacroix le libérateur.
Ce livre a eu pour conséquence qu'un éditeur d'art, Somogy, m'a commandé une biographie de Picasso. J'ai commencé par refuser, puis j'ai fini par en parler à Picasso qui me répondit à ma surprise : «J'ai laissé raconter n'importe quoi sur moi, mais toi, je t'aiderai.» Il m'a ouvert son immense collection. Le mérite de ce premier livre reste à mes yeux que j'ai su y faire rentrer les chefs d'oeuvre restés en Russie.
Si l'on exceptait le musée national d'art moderne constitué par Jean Cassou, la France de 1960 restait, dans ses institutions, fort mal à l'aise avec la modernité dans les arts plastiques. Rappellerais-je que nous n'avons, avant sa mort, jamais acheté que deux Picasso, la «Femme lisant» du musée de Grenoble grâce à Andry-Farcy en 1920 et un petit papier collé dans une vente sur licitation en 1950.
Or la question de la modernité reste décisive pour notre pays qui a joué un rôle si fondamental dans son développement. Nous sommes en effet le seul des grands pays d'art européens où les artistes ont assuré la continuité de la rénovation des arts plastiques au XIXe siècle face à la révolution industrielle, quand l'Espagne s'arrête après Goya, l'Angleterre après Turner, que l'Italie ne se réveille, au delà des Macchaïoli, qu'avec les Futuristes, l'Allemagne avec les Expressionnistes, la Hollande, lorsque Mondrian devient lui-même, comme on l'a si bien vu en ces lieux mêmes. Nous sommes ici au croisement des composantes de notre tradition et de celles de notre avenir, face à un de nos apports les plus spécifiques à la culture européenne.
Nous pouvons d'autant moins esquiver nos responsabilités que notre époque nous contraint à changer radicalement notre regard sur l'art. En effet, de Lascaux qui n'aura compté que pour le second XXe siècle, à la Grotte Chauvet qui inaugure le IIIe millénaire, les trouvailles sans cesse renouvelées aujourd'hui dans le monde entier font de la naissance de l'art l'activité spécifique d'Homo sapiens.
Vous me permettrez de terminer ce tour d'horizon en revenant à Jacques Duhamel, dans sa défense de l'exposition de 1972 où l'on peut, je crois, trouver un écho de la pensée du Président lui-même: «La crise de civilisation que nous vivons, écrivait-il, entraîne une crise du monde artistique, par nature le plus sensibilisé à notre inquiétude [...] Le devoir de l'État est [...] d'aider l'artiste, sur le plan moral et sur le plan matériel, à s'aider lui-même, pour devenir l'homme de référence qu'attendent les hommes d'aujourd'hui. Je dis "s'aider à s'aider lui-même"; ce pas ultime dont je parle, c'est à lui seul de le franchir [...]. Le rôle de l'État est indispensable et modeste, car il ne peut rien imposer, mais favoriser seulement l'éclosion et le développement de ce qui naît sans lui. Et heureusement, car, concluait-il, en guise de mise en garde, les vertus de l'État-Providence sont en général redoutables à la liberté».
Nos devoirs aux uns et aux autres envers l'art qui se fait, comme envers l'immensité de notre patrimoine sont sans nul doute encore plus redoutables en 2003 qu'il y a trente ans. Il y faut le concours de tous. L'art a été partie prenante à tous les développements de notre humanité. Nous avons la chance extrême désormais et nous sommes les premières générations à avoir cette chance, de pouvoir en posséder une connaissance globale, en même temps que le musée imaginaire cher à André Malraux, dont je me garderai bien d'oublier le rôle-clé qu'il a joué dans la révision de nos idées. Comme il l'a écrit : «l'artiste n'est pas le transcripteur du monde, il en est le rival».
Picasso, dans la première interview qu'il ait donnée en 1923, n'a pas dit : «Je ne cherche pas, je trouve». C'est un faux qui traîne depuis 1926 mais un faux. Il a dit au contraire ceci : «Quand je peins mon but est de montrer ce que j'ai trouvé et non pas ce que je suis en train de chercher. En art, les intentions ne suffisent pas et comme nous disons en espagnol, l'amour doit être prouvé par des actes, non par des raisons. Ce qu'on fait est ce qui compte, non ce que nous avions l'intention de faire. L'art est un mensonge qui nous fait nous rendre compte de la vérité et finalement de la vérité qui nous est donnée à comprendre.»
La vérité qui nous est donnée à comprendre. Il se trouve qu'en cet automne vient de s'ouvrir à Malaga, ville natale de Picasso, le quatrième musée qui lui soit dédié après ceux d'Antibes, de Barcelone et de Paris. Il offre une vision neuve sur la part de son art que Picasso avait choisie de garder. C'est le Picasso le plus hors-la-loi comme disait Breton. Le message, j'en suis témoin, qu'il a voulu léguer à ses cadets. Comme il disait en 1923 : «Si un art ne peut pas toujours vivre au présent, il n'a aucun intérêt. L'art des Grecs, des Égyptiens et celui de tous les grands peintres est peut-être plus vivant aujourd'hui qu'il ne l'a jamais été.»
N'est-ce pas là le terrain, celui-même de l'humanisme et de la créativité méditerranéenne, où Picasso et le Président Pompidou se sont rencontrés? Ce dernier ne s'adressait-il pas en 1970 à l'UNESCO, lors de l'inauguration de son nouveau bâtiment, en soulignant que «la culture est par vocation et par réaction un ferment d'évolution, voire de révolutions. Il n'y a pas de culture sans remise en cause des idées reçues.»
C'est sur cette vision-là que vous me permettrez de vous laisser.